Guy Gilles   Cinéaste français (1938 - 1996)
Guy Gilles

" Dans tous ses films, qui sont des films d'amour et de tourment, les personnages luttent contre le mal de vivre, la fuite inexorable du temps, veulent faire de l'absolu avec de l'éphémère. Et même s'ils ne racontent pas la vie de Guy Gilles, ils sont autobiographiques; une suite de rencontres, les blessures inguérissables d'une passion récurrente. "

Jacques Siclier

Critiques

Le dernier regard

Par Gaël Lépingle
(extrait d'un texte paru dans le n° 27 de la revue Vertigo, mars 2005, qui comprend un dossier entièrement consacré à Guy Gilles)

Décembre 68. Guy Gilles a 30 ans. Il prépare son troisième long métrage, Le Clair de Terre, qui sortira deux ans plus tard. Entre temps, il alterne indifféremment documentaires et courts métrages pour le cinéma et la télévision. Le Partant, neuf minutes à peine, est de ceux-là : il y est question de destinations lointaines, de voyages possibles, vus ou plutôt devinés à travers la déambulation rêveuse d’un jeune homme (Patrick Jouané). Celui-ci prend le métro, rejoint la gare St Lazare, regarde autour de lui : les enseignes, les passants et les passagers, les filles et les garçons. Son regard est celui de quelqu’un qui va partir, qui s’apprête à quitter. Cette tension est le sujet du film.

Tous les personnages de Guy Gilles sont des partants, et tous ses films des voyages. Voyages imaginaires - souvenirs et fantasmes - ou voyages bien réels - traversée de la France, du désert tunisien, de Paris la nuit-, qu’ils soient tournés vers la mort ou vers une éventuelle renaissance, il faut toujours partir. C’est ainsi que s’ouvre l’œuvre, ce sont les premiers mots du tout premier film (Soleil éteint) : “ Prendre sa valise et puis partir, je sais bien pour l’avoir éprouvé que c’est hélas la seule attitude qu’un homme puisse avoir devant ces événements. ” C’est à partir de cette déchirure - le départ d’Algérie –  que s’origine le geste du cinéaste. Sur un regard d’adieu.

(...) Il faut revenir au Partant, pointer combien le film n’a peut-être pour but que le simple enregistrement de ses plans : retenir le temps, l’hiver 1968, la jeunesse de Jouané, sauver ce qui peut l’être des images de la vie, des observations, des jeux, des notes prises au hasard des jours – sans verser dans la collection narcissique tant l’inquiétude touche au tragique. Le film devient donc son propre objet, but en soi sur lequel vont venir s’échouer toutes les velléités narratives. À l’image du personnage, qui semble perdu, indécis, et assiste passif aux micro-événements qui se déroulent sur son trajet, la pétrification – le sentiment du temps qui ne passe pas d’être toujours déjà passé - gagne tout le film, contamine le récit, qui n’arrive plus à "passer", tiraillé entre un sens possible (la fiction) et l’enregistrement compulsif d’images personnelles. Le film s’organise de façon assez caractéristique autour de cette dualité : le refus de la fiction  - pas de narration, pas de psychologie, pas de dialogue - et sa tentation -  l’irruption de la musique, le choc des enseignes auquel le montage donne sens (Stalingrad, Anvers, Rome, uniquement des noms de destinations).

Cette instabilité est le propre du cinéma de Guy Gilles. Il s’agit de contenir sans le développer le rêve enfoui du film à faire, sans rien céder cependant à un désir de figuration qui irrigue chaque image. Les films semblent tournés vers leur projet autant qu’ils le réalisent, comme s’ils portaient déjà le regret d’un autre film, d’un autre récit, remis à plus tard ou simplement abandonné. Un plan n’est jamais que le deuil inconsolable de son hors champ, de ce qui n’a pu être retenu, c’est-à-dire sauvé. De là, la force centrifuge des cadres, réceptacles d’une condensation paradoxale où le visible chante le non visible - les images, les couleurs et les émotions perdues.

Les films de Guy Gilles restent habités de ces promesses égarées, striés d’images fantômes, de flashes impromptus (visages et rives, souvenirs du Mexique et d’Algérie), d’horizons appelant d’autres mondes. C’est par le truchement d’un “ modèle ” – presque toujours Patrick Jouané, alter ego fidèle et aimé – que cette inquiétude va s’incarner, pour être mise à distance à travers l’épreuve d’un corps sinon d’un récit. Les documentaires l’énoncent tout haut : un garçon regarde, et la voix si reconnaissable de Guy Gilles repose inlassablement la même question, “ que regarde-t-il ? à quoi rêve-t-il ? ” (Ciné bijou, Paris un jour d’hiver, Le Jardin des Tuileries). Toutes les mises en scènes se fondent sur ce principe : par la vitre d’un wagon, par la fenêtre d’une chambre ou simplement par le corps, le monde est continuellement ressenti et aspiré. Le Partant systématise cette idée : le corps de Jouané est une véritable éponge s’imprégnant des images et des sons, le vacarme ahurissant de la gare St Lazare, les bribes de conversations alentour et l’air d’une chanson de Barbara, jusqu’à sa dissolution finale. Le film est l’expression radicale, dépouillée de tout enjeu parasite, de cette jouissance utopique : voir, entendre, ressentir le monde, dans sa totalité. De fait, les images en couleur - enseignes, affiches, publicités d’un monde rêvé - ne s’opposent pas au noir et blanc crayeux et granuleux du présent. Au contraire, elles s’y infiltrent mélancoliquement, y creusent une distance qui donne le sentiment de pouvoir habiter le monde en douceur, en mêlant joie et peine, temps présent et jours enfuis. D’où vient alors tant de tristesse ?

De ce que cette place isole. De ce que cette présence à soi est une absence aux autres. Le regard finit par se suffire, par créer un monde autonome, par faire de la vie un pur spectacle. S’en tenir à la simple vision du monde, c’est risquer de tomber amoureux des images que l’on y a prélevées. Car ce prélèvement est déjà de l’ordre d’une interprétation, où l’imagination recouvre et remplace progressivement la perception. Le Partant décrit à la perfection cette transformation invisible des images réelles en images mentales. Le passage des unes aux autres y tient de la transition secrète, à peine sensible : deux photogrammes surexposés amorcent les plans qui font basculer dans le monde réel – en noir et blanc - tandis que les séquences en couleur commencent et finissent avec une très rapide ouverture et fermeture au noir. Ces sautes microscopiques d’un monde à l’autre ne marquent pas une frontière mais trahissent plutôt un frémissement, intime et chimique, où la pellicule semble elle-même prise dans le vertige de ces passages - passages au sens coctalien, entre les mondes et les couleurs, entre la vie et la mort, où les séparations s’annulent dans la blancheur furtive d’images mirages, d’images/ formules magiques.

On pense beaucoup aux promenades et promeneurs walsériens, dans cette façon de ne rien raconter qu’un parcours, qu’un jeune homme en chemin tentant d’apprivoiser le fracas de la ville et la déprime hivernale, cherchant à se creuser une place au chaud à la fois dans l’écoute des choses et dans ses propres images. Les grandes œuvres à venir, Le Clair de terre et Absences répétées, useront du film à la fois comme d’une esquisse et comme d’un viatique : “ provisions données pour un voyage ”…