" Dans tous ses films, qui sont des films d'amour et de tourment, les personnages luttent contre le mal de vivre, la fuite inexorable du temps, veulent faire de l'absolu avec de l'éphémère. Et même s'ils ne racontent pas la vie de Guy Gilles, ils sont autobiographiques; une suite de rencontres, les blessures inguérissables d'une passion récurrente. "
Jacques Siclier
Critiques
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Le mal de vivre
Par Tristan Renaud
" Au pan coupé ", c'est d'abord, prosaïquement, le nom d'un café où Jeanne et Jean avaient l'habitude de se retrouver et qui devient, lorsque Jean disparaît, le point de départ de l'enquête mentale à laquelle se livre la jeune femme pour tenter de comprendre le pourquoi de cette disparition : le film de Guy Gilles sera à la fois (du point de vue de Jeanne) tentative de synthèse, ou de reconstitution d'un personnage à travers les traces qu'il a laissées dans un passé récent, en même temps que (du point de vue de l'auteur) négation ou inanité d'une telle entreprise puisque aussi bien nous savons que Jean est mort, ce que Jeanne ignorera toujours. Film double - qui incite le spectateur à reconstituer un itinéraire parfaitement linéaire et parfaitement logique sur le plan du récit et qui donne en même temps à voir une femme perdue dans le labyrinthe de ses souvenirs, n'ayant pour se guider que la logique de sa passion - Au pan coupé impose l'image d'un cercle vicieux qui lui donne, au second degré, sa force dramatique : Jeanne (sujet et situation du film pour le spectateur) s'efforce de ressaisir l'image intégrale de Jean, poursuivant ainsi, à l'intérieur du film, un propos secondaire quant au spectateur qui sait quand et comment Jean est mort.
Mais Guy Gilles par-delà (et grâce à) une distanciation volontaire nous contraint, à une réflexion que nous partageons avec Jeanne et qui concerne les pourquoi de la disparition de Jean. Une enfance difficile, la révolte, la maison de redressement, l'inquiétude et l'angoisse devant l'existence, telles sont les données (connues de Jeanne) qui permettent de suivre, presque pas à pas, le comportement psychologique du personnage et le cheminement d'une pensée obsédée par le refus de vivre. De ce renoncement, Jeanne ne cesse d'avoir conscience, mais dans le même temps, elle ne peut - littéralement - imaginer que ce mal de vivre soit inguérissable. Croyant son amour pour Jean assez fort pour arrêter l'irréparable - la disparition pressentie mais refusée de son amant - Jeanne devient prisonnière de sa propre illusion. Ainsi, en schématisant, obtiendrait-on l'image d'un écureuil tournoyant dans sa cage. Et il est vrai que le film ne se conclut pas, qu'il s'arrête, simplement, sur un moment, pas même privilégié, de ce tournoiement : ce que nous attendons pour que Jeanne soit délivrée, c'est l'apparition, encore improbable de l'oubli : la maison que l'on démolit, dans un quartier de Paris, éventrée, révèle, au moment de disparaître, la tache colorée du papier qui tapissait une chambre autrefois habitée.
Jeanne, si elle est étrangère à cette maison, à l'histoire de cette chambre que lui raconte une femme un peu folle - mais que signifie ce mot ? - ne l'est pas au spectacle : il importe peu qu'il s'agisse ici du passé, de la mémoire d'une autre, ce qui compte c'est la valeur chromatique du papier peint. Depuis le début, nous le savons : le passé existe, avant tout, quand Jeanne s'en souvient, par ses valeurs chromatiques. Guy Gilles utilisera ainsi la couleur comme élément thématique (le jaune de la robe de Macha Méril lorsqu'elle est en vacances, sur la côte, avec Jean, se substituant aux impressions noires et blanches de la robe qu'elle porte à Paris) mais lui accordera surtout une valeur sélective : regardant Jeanne se souvenir, nous avons le même regard qu'elle, nous éprouvons comme elle, les couleurs qui lui sont sensibles, avant tout le jaune et le vert. Mais le réalisateur évite aussi un symbolisme primaire (par exemple le jaune solaire correspondant au bonheur et à l'élan vital de Jeanne et s'opposant aux verts aquatiques, qui renverraient à leur tour à un symbole marin pour se répercuter finalement sur Jean et à son désir de fuite vers un ailleurs impossible, etc.) en faisant de Jeanne un personnage pour qui les couleurs ont une valeur essentielle : un peintre.
Le parti pris du noir et blanc et de la couleur, pour schématique qu'il puisse paraître a priori, se trouve ainsi non seulement justifié mais se révèle comme un des supports essentiels de la mise en scène de Guy Gilles. S'expliquent ainsi le peu de réalité du présent, renforcé par une photo arbitraire, presque toujours surexposée, et les violentes irruptions du passé dont la crudité des teintes renvoie brusquement à une notion évidente sous ce que l'on pouvait confondre avec une construction purement intellectuelle et un formalisme gratuit : celle d'un lyrisme se nourrissant aux sources essentielles de l'amour, de la mémoire et de la mort. Et si les influences de Guy Gilles sont parfaitement décelables (au moins Bresson, Varda et Resnais) on ne saurait, en tout cas, les lui reprocher : ce qu'il est dit est déjà bien à lui. Par la vertu aussi de Macha Méril qui le dit à son tour, excellemment.
Tristan Renaud, Les Lettres françaises n°1221, du 14 au 20 février 1968. D.R.