Guy Gilles   Cinéaste français (1938 - 1996)
Guy Gilles

" Dans tous ses films, qui sont des films d'amour et de tourment, les personnages luttent contre le mal de vivre, la fuite inexorable du temps, veulent faire de l'absolu avec de l'éphémère. Et même s'ils ne racontent pas la vie de Guy Gilles, ils sont autobiographiques; une suite de rencontres, les blessures inguérissables d'une passion récurrente. "

Jacques Siclier

Critiques

Deux textes tirés du "Nouvel observateur" signés Jean Louis Bory et Michel Mardore

Par Jean-Louis Bory

Profils perdus ; gestes esquissés ; paroles en l'air; lumières impalpables ; spectacles de la rue ; rencontres fortuites ; scintillements des villes la nuit ; reflets dans les vitres ; gonflement de la vague ; conversation dans les parcs ; harmonie des couleurs changeantes - tout se passe comme si Guy Gilles avait dressé le catalogue des " choses " les plus fragiles qui se puissent rencontrer sur cette terre. Ces " choses ", il les répertorie, il les accumule, il les juxtapose, avec mille tendresses dans la précaution : elles se brisent si vite, et il n'en reste rien.

Aussi, faut-il voir comment Guy Gilles les piège, mine de rien, par chiquenaudes furtives, brefs coups d'œil, plans presque aussi courts qu'un flash, clac, saisissant au vol la " chose " - geste, spectacle, parole, regard, éclat - qui meurt aussitôt née. Éperdue à la seule pensée qu'elle pourrait laisser perdre une de ces secondes irremplaçables, la caméra de Guy Gilles, sans s'autoriser un instant de repos, de distraction coupable (et si c'était cette seconde-là la plus extraordinaire de toutes ?), note, emmagasine, entasse, aligne les instants immédiatement oubliables et qu'elle veut inoubliés.

Miettes célibataires
Vitesse et brièveté du regard s'expliquent. Guy Gilles désire surprendre. Il est persuadé que l'instant livrera d'autant plus de choses, " parlera " d'autant plus qu'il durera moins; sa fraîcheur demeurera presque intacte, donc sa sincérité. Il piège la " chose " en pleine vulnérabilité, à l'improviste, donc sans défense, comme un bernard-l'ermite, tendre proie, entre deux carapaces. Par la rapidité de la " prise " impromptue, Gilles recherche un refus d'artifice, une spontanéité dans l'aveu, qui garantisse son authenticité. Il n'est plus besoin, ensuite, que de constituer le puzzle.
C'est dire que la construction du film doit à peu près tout à l'art du montage - à peu près rien au développement intérieur de telle ou telle séquence. Ces notations pulvérulentes, il s'agit de les combiner pour obtenir de chacune d'elles le maximum, tout en évitant de les dessécher par une construction trop logique, trop stricte - trop intellectualisée. Le montage de Gilles respecte l'émiettement impressionniste en sauvegardant, toujours mine de rien, une certaine liberté d'association - comme si Gilles voulait nous faire ressentir l'élan quasi instinctif qui a porté, vers telle ou telle de ces notations, sa caméra.
On sait bien pourquoi ces " choses " sont fragiles. Le temps les tue. C'est là leur drame. Et le secret de leur beauté c'est la mort imminente qu'elles portent en filigrane. D'où leur pathétique, discret mais évident pour Guy Gilles, qui reprend à son compte le mot d'ordre du poète : " Aimer ce que jamais on ne verra deux fois ".
Si ces instants sont oubliés, c'est qu'ils sont oubliables. Si le temps les tue, c'est parce qu'ils ne sont rien. Ils ne méritent pas la durée. Et ils ne sont rien, parce qu'ils ne véhiculent aucun événement de poids. Ils n'ont aucun droit à la mémoire des autres. Ils sont hors de l'Histoire. L'Histoire, dans un film comme Clair de Terre, n'a rien à faire. À peine si elle intervient, très en arrière-plan : décolonisation de l'Afrique du Nord, retrait de la présence française en Algérie et en Tunisie. Et encore ! L'évocation de ces évènements ne vise pas à donner une couleur historique aux " choses ", à les dater, à les inscrire à l'intérieur d'un certain contexte, non, elle joue en résonance avec la sensation (plutôt que le sentiment) d'une fragilité généralisée ; elle est motif de fragilité accrue pour le personnage central ; c'est à ses yeux un exemple d'instabilité supplémentaire, elle ajoute le déracinement aux autres raisons de son vagabondage, l'intolérable certitude du caractère éphémère des " choses " est confirmée par l'exil, ressenti (puisqu'il s'agit de l'Afrique du Nord) comme la perte d'un certain soleil.

L'odeur de l'herbe
Il y a toujours une " chose " que les historiens ne songent jamais à noter sur les champs de bataille, c'est l'odeur de l'herbe.
L'odeur de l'herbe, c'est bien joli, mais ce n'est que l'odeur de l'herbe. Justement, dit Guy Gilles, c'est formidable l'odeur de l'herbe. Le pari de Guy Gilles (il le tient - comme l'a jadis tenu Agnès Varda, très éphémèrement dans Opéra-Mouffe ou Cléo de 5 à 7), c'est de transformer l'ordinaire en extraordinaire par le seul poids du regard. Grâce à la pellicule, le fragile, l'éphémère échappe au temps, l'oubliable échappe à l'oubli. C'est tout le prix de la photo, et ce n'est pas par hasard si Gilles accorde une importance, qui n'est pas que sentimentale, aux albums de famille, portraits-souvenirs, cartes postales jaunies.
Un jeune homme à la dérive s'en va : il dénoue le peu de liens, et lâches comme la plupart des liens qui l'attachent le peu que ce soit, aux autres (un peu des copains, une amie des " relations "), il rencontre d'autres gens, il revient pour repartir, c'est tout. Cela suffit pour Gilles : son personnage qui-lui-ressemble-comme-un-frère, dans une série de moments présents. Il existe par miettes célibataires.
Le Clair de Terre est un film ravissant. Je veux dire qu'il nous embarque le temps d'un déjeuner de soleil. On nous y parle de ces " choses " banales que sont l'amour, la mémoire, la jeunesse qui fout le camp. Choses dont la seule force est de mourir sans cesse oubliées, et sans cesse présentes. Comme dit Guy Gilles à la fin de son film, tout cela est " à suivre ".

Jean-Louis BORY
Le Nouvel Observateur - CINEMA I-II-III-IV- V (1O/18) Christian BOURGOIS
Droits réservés.


La caméra du Coeur

Par Michel Mardore
A Hyères, on a défendu le cinema des sentiments contre celui des géomètres-arpenteurs.

Dans la quinzaine qui précède le festival de Cannes, se sont tenues à deux pas, sous les palmiers de Hyères, les “Rencontres du Jeune Cinéma”. Ce mini-festival est un mal aimé qui depuis cinq ans réclame à Cannes une place en bout de table. On la lui refuse. (…)
Tout aussi constesté fut Le Clair de terre de Guy Gilles, également sentimental et d’un romantisme effréné. Parce que chaque image est ciselée avec amour, les détracteurs se vengeaient en criant à la " carte postale " à la " diapositive ". Guy Gilles vaut mieux que cela. Son précédent film, Au pan coupé (avec Macha Méril), ne se signalait guère que par ce sens extraordinaire de la photogénie des choses et des êtres. Avec Le Clair de terre il a " trouvé sa voix " : parlant à la première personne du singulier, il nous chuchote son mal de vivre.
Pied-noir mal à l'aise dans Paris, sentant sa jeunesse le fuir, il retourne vers la Tunisie de sa petite enfance. Au gré de son errance, il rencontre là-bas quelques Français nostalgiques. De l'œil il dévore tout, et sa peine grandit à proportion. Une lampe 1925, une vieille carte postale, suffisent à le bouleverser. Cela n'a rien de politique, cela tient des raisons que la raison ne connaît pas. C'est poignant. Rarement le cinéma aura communiqué cette obsession du temps qui passe, des choses qui ne reviendront jamais, de la vieillesse, de la mort.
Les cœurs de pierre ne supportent pas ces épanchements lamartiniens. Ils ricanent en écoutant une institutrice, des petits commerçants, dévider mille banalités, voire des sottises. Or ce qui fait le prix de ce film, c'est la chaleur de son regard. Il ne juge personne, il s'attendrit sur tout, pourvu qu'on sente la présence humaine.
Pour envelopper cet univers, le garder, le sauver de l'oubli, Guy Gilles s'est forgé un style personnel. Il multiplie les vues de détails, d'objets. Il photographie la même chose sous trois ou quatre angles différents. Cette ambition pathétique de tout recenser a le don de ralentir " l'action ". Tant mieux : Gilles a réinventé la phrase proustienne.
Son triomphe (Grand Prix) comme celui de Jallaud (Prix Spécial du jury) est aussi celui de Lelouch, leur producteur. Lequel confirme sa vocation, mal satisfaite jusqu'ici, à soutenir le cinéma des sentiments contre celui des arpenteurs-géomètres. De tels résultats lui donnent raison.

Michel Mardore - Le Nouvel Observateur (Droits réservés.)