" Il faut apprendre à renoncer.
Mais, j’ai compris, vivre ce n’est pas se souvenir d’une ville, d’un instant, d’un visage, même si c’étaient les plus beaux du monde.
Pour continuer, il faut apprendre à oublier. "
Soleil Eteint
Patrick Jouané : "Je vous dirai tout sauf le secret de mon cœur"
Propos recueillis par Luc Bernard, 1968
A 21 ans, Patrick Jouané a déjà tourné deux longs-métrages, L'été algérien, de Marc Sator (1) et Au Pan coupé, de Guy Gilles, et de nombreux courts-métrages. La télévision l'a révélé dans les sujets Le pop âge et Ciné bijou, que Guy Gilles a tourné pour l'émission de Roger Stéphane, Pour le plaisir.
Patrick Jouané fait partie d'une nouvelle génération d'acteurs pour qui jouer ne constitue pas un métier mais une manière de vivre. Dans le cadre d'une étude sur le "jeune cinéma", il nous paraît important de présenter ces jeunes acteurs. Et puisque nous avons débuté notre enquête sur la poésie et sur Guy Gilles, il nous a semblé logique de compléter le portrait de Guy Gilles par un entretien avec Patrick Jouané.
Ecoutons-le parler.
Je ne pense pas qu'il y ait une évolution dans le rôle de l'acteur, venue avec l'apparition d'une catégorie appelée cinéma d'auteur. Les bons films ont toujours été ceux qui révélaient la présence d'un créateur, d'un auteur de cinéma. Si j'en juge par ma propre expérience - mon travail avec Guy Gilles -, je peux dire que le rôle de l'acteur est celui d'une certaine couleur dans la surface de la toile. Le rôle varie bien sûr selon l'intensité qu'on veut lui donner, la force et l'amour avec lesquels on s'y jette, le don de soi. Dans le travail avec Guy Gilles, le rôle de l'acteur est un rôle créateur, je suis l'évolution du personnage parallèlement à sa création, à ses modifications. Le texte écrit et appris, je l'oublie pour le laisser, au moment du tournage, apparaître comme inventé à cet instant-là.
Il y a davantage de travail au niveau de la compréhension du personnage que du jeu. Pour Au Pan coupé, j'ai oublié un instant Patrick Jouané pour devenir Jean Doit, mais le passage, la cassure ne doivent jamais être visibles (2). En prologue de la "vie d'un honnête homme", Sacha Guitry déclarait à Michel Simon qu'il était un immense acteur car entre le moment qui précédait le jeu et le moment même du jeu, aucune différence n'était visible. Mais bien sûr on ne peut répondre à ces questions sur la nature de l'acteur sans aller vers du déjà dit. Car autour de toutes les réponses possibles, il restera toujours ce qui est inexplicable, mystérieux, ce qui rejoint vivre et mourir, la part intime et secrète, ce qui échappe aux mots. Je pense à Mr Arkadin, le film d'Orson Welles : "Je vous donnerai tout sauf le secret de mon cœur".
Avec Guy Gilles, les choses sont un peu particulières aussi, car il écrit pour un visage, pour une voix, pour la façon de bouger ou de sourire qu'il aime chez un être. Pour Macha, c'était la douceur de la voix, le regard clair, les mains très belles. Pour Orane Demazis, la rudesse du ton qui pouvait apporter une intensité et qui l'éloignait du parler traditionnel de l'acteur qu'il déteste et auquel il a tenté de lutter par une stylisation du jeu, une certaine façon de placer les mots, la ponctuation.
Pour le film que nous préparons, Voyage en Algérie (3), l'évolution du jeu et de la direction d'acteurs suit évidemment notre évolution propre : Guy a renoncé en partie à cette stylisation et veut l'assouplir en laissant au parlé une forme plus réaliste. Il m'a fallu donc détruire tout l'effort que j'avais fait dans le but de cette stylisation et revenir vers moi-même.
Guy pense qu'un acteur vaut par sa dimension poétique, par la poésie qu'il peut naturellement apporter par sa présence : voix, visages, gestes, don de soi sans préoccupation technique. C'est donc la valeur humaine qui compte chez un acteur. Lorsque Guy choisit Simone Signoret (4) pour Voyage en Algérie, ce n'est pas seulement la comédienne qu'il choisit, mais la femme, l'être humain, les actes - et les sensations, les sentiments accumulés, l'idéologie politique elle-même compte, et les similitudes d'option rapprochent encore.
Il me serait donc impossible de participer - puisqu'en fait c'est de participation qu'il s'agit - à un film dans lequel je me sentirais l'invité de la dernière heure, essayant de découvrir en même temps la maison, le maître de la maison, ses habitudes, ses rêves.
(1) film inachevé.
(2) cassure d'autant moins visible que le rôle de Jean Doit a été écrit sur mesure d'après la vie de Patrick Jouané.
(3) premier titre envisagé de ce qui deviendra Le Clair de terre
(4) Pour cause de report de tournage, le rôle sera finalement tenu par Edwige Feuillère.
Biographie