Guy Gilles   Cinéaste français (1938 - 1996)
Guy Gilles

" De la place de l'Europe partaient encore d'autres rues qui promettaient des voyages. On pouvait faire le tour du monde avec le nom de tous ces pays et de toutes ces villes. Souvent, des promeneurs désœuvrés s'arrêtaient à la grille qui donnait sur la voie ferrée. Un enfant rêveur comptait les trains qui passent. "

 

Guy Gilles, extrait de L'été recule, roman (inédit).

L'été recule

Roman ( 2 extraits)

Parmi la multitude d'écrits et de scénarios inachevés ou non tournés que Guy Gilles a laissés, on peut citer le scénario de L'amour partagé (co-écrit avec Jacques Tournier), l'adaptation du roman de Monique Lange Cannibales en Sicile, ainsi qu 'Aller retour, dont Guy Gilles tournera malgré tout vingt minutes en 16mm. L'été recule est un scénario qu'il décida vers la fin de sa vie de transformer en roman, avec l'aide d'un de ses plus fidèles collaborateurs, Hervé Rogé.
La particularité étonnante du roman est de brasser toute la vie et l'œuvre du cinéaste, jusqu'à reprendre explicitement les films en en citant des dialogues ou en en décrivant des passages entiers, courts et longs-métrages confondus. C'est en outre une sorte d'autobiographie légèrement camouflée, à partir du canevas de Nuit docile - un homme erre toute une nuit dans Paris, les souvenirs reviennent… On reconnaît sans peine Jeanne Moreau sous les traits de Maria Miesch, Georges Beaume sous ceux de Laurent Carcassonne, Pascal Kelaf sous ceux de Jeannot, etc… Le personnage principal, Jean, combine à la fois les traits - et les éléments biographiques - de Guy Gilles et de Patrick Jouané.
Le premier extrait choisi reprend un passage de Nuit Docile, dans lequel Patrick Jouané montre Ciné bijou à Pascal Kelaf, sur le petit poste de télévision du réalisateur (ici Rémy Farber, joué dans le film par Philippe Dumont).

Extrait 1

Ciné bijou - 1965

Ils sont chez Rémy Faber. Voici le lieu où se célèbrent l'altération des êtres et la fixité du souvenir. Les murs exposent les photographies de Jean Celan, à tous les âges.
Le peintre désigne le gosse - Jeannot. Et Rémy sourit.
Tu as le film ? demande Jean.
Rémy n'a pas envie d'ouvrir la boîte aux souvenirs. Il feint de ne pas entendre. Il ne sait pas. Et puis l’image est mauvaise, et le son, n'en parlons pas. Il faudra que Jean entre dans le passé par effraction. Il va directement vers le placard aux bobines. Il l'ouvre. La cassette est ensevelie sous les magnolias. Il la prend, la glisse dans le magnétoscope, accélère le déroulement de la bande pour retrouver plus vite la scène du Trianon Palace.
Il chasse de la main le parfum tenace des fleurs blanches. Le parfum de Maria, il y a vingt ans, à Beg-Meil.
Les images montrent le hall d'un cinéma. Deux garçons occupent l'espace de l'écran. Ils avancent. Le plus grand enlace du bras droit les épaules du cadet, comme Jean ce soir celles de Jeannot, dans ce geste qui conduit et apaise. La bande son fait éclater un tintamarre de voix de films doublés qui parlent de rois de la jungle et de justiciers farouches.
Dans L'ETE RECULE, ce vieux cinéma était le lieu de rendez-vous des amants. C'est là que Jean retrouvait Maria.
Rémy avait confié à son jeune acteur la mission de chercher, parmi ses compagnons de plage, un partenaire dont le rôle consistait à donner du naturel à une situation que le cinéaste trouvait trop convenue : un jeune garçon attend dans le secret d'une salle de spectacle déserte etc. Le producteur, lui, tenait beaucoup aux rencontres du Trianon Palace. - C'est trrrès errrotique, répétait-il en roulant tous les R qui se trouvaient sur son passage.
A l'entracte, les deux garçons traînaient autour des portraits des vedettes, signés Harcourt. L'accessoiriste avait parsemé le mur de ces visages qui souriaient tous, du mieux qu'ils le pouvaient, les yeux fixés sur un point que le photographe leur avait indiqué. Probablement la zone du rêve (…)

Là, chez Rémy, à travers tant d'années, explose, en gros plan beau visage frais, fier et souriant de Jean, à seize ans. Le visage que Stella avait découvert, en cachette, dans une salle du Quartier Latin. Il miroitait, piqué d'étincelles de lumières toutes pareilles aux étoiles que les vibrations des rayons solaires allument à la surface des flots. Il brillait malgré la diffusion médiocre et les outrages que le transfert en vidéo fait subir aux pellicules des films de cinéma. Des paillettes dansaient autour de l'amour de Rémy. En regardant cette image, Jean rêva de retrouver une dernière fois au Trianon Palace Maria, déguisée en Phèdre. Mais c'était du rêve. Elle aussi brillait sur l'écran comme un trésor perdu.
Jean repensa à ce que disait l'actrice, dans une scène de l'un de ses meilleurs films, à son partenaire, l'acteur allemand Dieter Gobfer.
On aura des enfants. On les élèvera. On les arrosera pour qu'ils poussent comme de belles plantes. On deviendra des petits vieux. On ne se quittera jamais. On s'aimera toute la vie.
Tu parles ! C'est beau, le cinématographe. Les grandes actrices peuvent dire n'importe quoi. Même les mots des rêves les plus beaux. Elles jouent la comédie. Dans la vie, c'est autre chose. Les stars, il vaut mieux les aimer sur la toile blanche, dans l'obscurité. Là, on peut croire à toutes leurs promesses. Elles font leur métier. Elles font semblant. Et le public pleure. En sortant de la salle, conquis, les spectateurs s'exclament.
- Elle est bouleversante. Sublime. Si vraie !

Le temps a correctement fait son travail. Jeannot n'a rien vu. Le héros de L'ETE RECULE et son compagnon restent pour lui deux êtres bien distincts. Sans ressemblance aucune. Deux étrangers.
- C'est qui ? demande le gamin.
Rémy évoque un inconnu découvert sur la plage d'un village breton. Un débutant qui aurait pu continuer, s'il l'avait voulu.
Il est vivant ?
Oui, dit Rémy. Jeune encore. C'est un peintre, comme Jean.
Le film défilait. La mémoire de Rémy gardait tout son éclat à l’être à jamais rieur et bondissant qu’il avait aimé. Il songea qu’un film retenait plusieurs jeunesses : celle de celui qui filme, celle de celui qui est filmé, et celle de celui qui voit le film pour la première fois.

 

Extrait 2
Rémy avait coutume de dire - Les hommes aiment toujours la même femme. Celles qui suivent s’apparentent toujours à la première, non seulement sur le plan physique, mais dans les traits principaux du caractère.
Pour s'amuser, Jean faisait l’ingénu et, c’était un rite, posait sa petite question. - Et les hommes qui aiment les jeunes garçons ? Rémy feignait de répondre avec un sérieux vite chassé par le rire.
Pour les hommes, mon chéri, c'est pareil.
C'était le moment où, en général, surgissait Proust. - De mémoire, disait Rémy, l’habitant de Sodome possède, ciselée dans ses pupilles, la silhouette d'un éphèbe qui doit, pour fonctionner, correspondre exactement à tous les autres éphèbes aimés, comme le dessin des crans de la clef correspond à ceux de la serrure, dessiné l'un pour la pénétration de l'autre, et l'ouverture. Ouf !
Ah non ! Pas Proust ce soir, s'écriait Jean en blaguant, ou alors je ressors, de mémoire, mon fameux bonheur inaccessible aux enfants de mon espèce de par des lois naturelles impossibles à transgresser. Et je t’attaque pour incitation à la lecture de Proust à mineur, etc. En général, la conversation, telle une rivière sinueuse, s’enroulait puis reprenait sa ligne régulière et se développait suivant le jeu de la provocation dont Rémy s'amusait encore vingt ans après. Le cinéaste n’avait pas tout à fait pardonné l’histoire du quai Malaquais et de Laurent Carcassonne. - Toi, c’est Laurent, côté homme, et Maria, côté femme, lançait-il, faussement serein.
En ce qui concerne Laurent, répondait évasivement Jean, ce n'est pas tout à fait ça. Au moment de L'ETE RECULE, je n’étais pas prêt. Tu te souviens, je n’avais pas seize ans. J’étais un enfant. Tu aurais dû me saouler peut-être, ou je ne sais quoi.
Petit con ! s'exclamait Rémy en éclatant de rire. Tu préférais peut-être le quai Malaquais à la Rue Paul Bert.
Crois-tu, vieux con ? répliquait Jean que cette jalousie au long cours réjouissait. Ecoute, s’il faut aller au fin fond de la vérité, Laurent a un charme auquel on ne résiste pas. D’autres bien plus attractifs que moi avaient précédé et ont suivi.
C'était le moment où, généralement, les deux hommes tournaient la page sur cette partie privée de la vie de Jean.
La preuve et l’exemple que les hommes aiment toujours la même femme, reprenait Rémy, c'est Jean Renoir. Il a filmé toute sa vie des femmes au visage de chatte, petites femmes minces mais rebondies là où il faut. De Sylvia Bataille à Florelle, Simone Simon, Mila Parély, Françoise Arnoul, Jeanne Moreau, Leslie Caron, et toutes les autres.

Ce soir-là, sous la voûte de béton de la Stazione Termini, dans la cathédrale mussolinienne, le bruit sifflant des trains en fusion et l'agitation de la foule, dans l'odeur pestilentielle de la misère, les yeux cachés derrière ses lunettes de soleil, le peintre pleura.
Il s'était abrité déjà dans une cabine téléphonique et tenait à la main un combiné qui sonnait dans le vide.
Saison du soleil et de la vie, le printemps s'en allait, avançait, et glissait vers l'été. Il reposa soudain le combiné et sortit de la poche de son parka le carnet de croquis dont il ne se séparait jamais. Sur la page blanche au grain léger comme du sucre en poudre que la chaleur aurait muté en un glacis délicieux, une tentante patine neigeuse ajoutant au vertige du nu le désir du trait, il posa sa mine de plomb. Il dessina un visage long, rond et modelé comme le museau d’un chat. Visage aux sourcils fins tracés en deux charmantes apostrophes dorées, les yeux bordés de cils sombres et denses dans la prunelle desquels le bleu, couleur dont l’intrusion dans un visage humain l'avait toujours fasciné - ciel limpide vu à travers les hublots d'un vaisseau -, serait glissé aisément lorsque le croquis deviendrait peinture. La peau du garçon aurait la douceur lisse et rassurante de certaines fleurs, pétales de rose, lis gracieux et glacé, enfin fleur entre toutes les fleurs, le magnolia, dont le nom seul appelait au délice du mot miel; métaphore de la Fleur de par ses feuilles posées sagement les unes contre les autres dans un arrondi doux comme le dos caressant et offert d'un chat. Du magnolia encore, il faudrait bien que le parfum prenant pénétrât le tableau futur. Ce visage aurait la blancheur délicate de certains tissus : la soie, le satin ou le velours dont le hérissement changeant ressemble au duvet, esquisse de pilosité qui avait poussé çà et là sur le menton et au-dessus des lèvres de son modèle. Les cheveux étaient d’un éclat incandescent, jaune piqué de nacre. Ils avaient le blond-blanc du platine, ce métal précieux à la modestie exquise, matière plus précieuse et plus rare, or travesti, refus de ce qui brille et en jette plein les yeux, délicatement dissimulé sous la matité trompeuse du blanc. La bouche aurait la rougeur appétissante de certains fruits, les pommes ou les grosses cerises fermes et moelleuses lorsqu'elles fondent dans la bouche, génératrices de succulence. Une bouche épaisse aux lèvres gonflées qui donneraient, autant qu'un fruit délicieux, l’envie de mordre dedans et de savourer.
Le garçon était pendu au téléphone et son corps lascivement déhanché prenait appui sur sa jambe gauche sur la fermeté de laquelle il posait et retirait d'un geste régulier sa jambe droite. Et ce va-et-vient était suggestif. Sa tête était tendrement posée contre la vitre de l’abri téléphonique dans une position d'abandon, la tête au creux de l’épaule, et l'arrondi de plastique qui l'entourait, semblable à une auréole, reflétait pâlement son visage grâce à un jeu de lumière qui explosait des plafonniers de néons blancs évoquant l'incandescence de la brûlure.
Le garçon s'approcha de Jean. Il pencha la tête au-dessus de la feuille de papier canson. Il hocha la tête en signe d’approbation. Il appréciait l'image que cet inconnu, s'inspirant visiblement de son être, avait transposée et embellie.
C'est ainsi que le peintre rencontra Tibérius.