Guy Gilles   Cinéaste français (1938 - 1996)
Guy Gilles

" De la place de l'Europe partaient encore d'autres rues qui promettaient des voyages. On pouvait faire le tour du monde avec le nom de tous ces pays et de toutes ces villes. Souvent, des promeneurs désœuvrés s'arrêtaient à la grille qui donnait sur la voie ferrée. Un enfant rêveur comptait les trains qui passent. "

 

Guy Gilles, extrait de L'été recule, roman (inédit).

MELANCOLIE : Moreau, Seyrig et quelques autres

Par Guy Gilles (1974)

Le 16 août à 20 heures, à Morsang-sur-Seine, près de Paris, nous tournions le dernier plan de mon film Le jardin qui bascule, conclusion heureuse de deux ans d'effort. Cinq jeunes producteurs, « Scorpion V », qui me furent présentés par Alain Cuny à un moment où j'étais prêt à renoncer, ont permis que, dans la nuit du 13 au 14 Juillet, soient mises en boite les premières images de ce cinquième film.

Si, comme le dit Sami Frey, " un film est, en quelque sorte, une aventure sentimentale ", il est normal que les aventuriers sentimentaux se quittent le cœur un peu serré après six semaines de vie commune. C'est donc avec une certaine tristesse que je voyais, ce soir-là, s’en aller vers d'autres films, comme il est de coutume dans notre métier, Delphine Seyrig et Patrick Jouané, Sami Frey et Philippe Chemin, sans parler de ceux qui étaient restés trop peu avec nous, Guy Bedos et Anouk Ferjac, Caroline Cartier et Jeanne Moreau.


Tournage du "Jardin qui bascule" - de gauche à droite : Philippe Chemin, Guy Gilles,
Anouk Ferjak, Delphine Seyrig et Samy Frey

Pour dissiper ce début de spleen, je décidais de faire ce que je fais toujours : oublier un peu le cinéma, aller vers la mer. Direction Marseille et l’appartement de mes parents, au-dessus des platanes.

Comme je n'ai aucun sens de la géographie, je me dis que, au fond, aller vers la mer c'était bien, mais que Marseille, c'était tout à côté de Valence-d'Agen et, à Valence-d'Agen, Jeanne tournait, après deux ans d'effort (ça recommence !), Souvenir d’en France, le film de mon ami André Téchiné. Je me retrouvais donc, quelques jours plus tard, dans un de ces villages qu'on ne voudrait plus quitter, plein de fleurs et d'arbres, d'enfants et de vieillards étonnés des allées et venues d'une bande de baladins vêtus, remontant le temps, de vêtements allant des modes de 1938 à 1968. Période choisie par André pour raconter le destin pas comme les autres d'une femme, sa Berthe : Jeanne Moreau. Je la retrouvais prédisant à Souvenir d'en France le succès de Jules et Jim et je me retrouvais, en même temps, au cœur des angoisses que connaissent toutes les équipes de film et que l'on oublie si vite lorsqu'aux rushes on voit des images signifiantes qui semblent s'être faites sans aucune difficulté et qui laissent augurer de la réussite.

Dans la grande salle d'un " Ciné-bijou " de Valence-d'Agen, qui ressemble à toutes ces salles dans lesquelles ceux qui ne sont pas nés à Paris ont découvert le cinéma, j'ai ri aux facéties d'une Jeanne Moreau-Berthe - lingère - en grande forme, belle comme jamais, chuchotant dans l'oreille de Michèle Moretti les dialogues d'André Téchiné.

Je n’étais pas depuis une heure devant la mer que s'approchait un petit homme aux cheveux rares qui me demande si je le reconnaissais. Bien sûr ! C’était le coiffeur de mon Clair de Terre, à qui j'avais fait dix fois de suite tenir bien droit son peigne au-dessus de la tête d’une cliente récalcitrante, sa partenaire, Mme Marc, sortie de L’Enfance nue, le film de Pialat. Il en avait gardé un bon souvenir et s’attardait près de moi. Je remarquais alors un grand cahier, style livre comptable, sur lequel s'alignait une longue liste de noms. " Nous tournons la suite de French Connection, me dit-il, avec Frankenheimer ; je cherche des figurants pour une scène qui se passe demain, ici, aux Catalans. Ça vous amuserait ? " Pris au jeu, pris au piège, j'acceptais en me disant qu'il serait amusant, en effet, de voir travailler une équipe américaine, sans doute différente de la mienne, de celle d'André.

De sept heures du matin à une heure de l'après-midi, dirigés par une solide équipe d’assistants, nous avons « animé » la plage, reconstituant ces petites scènes que j’aime observer chaque été. « Ce groupe court vers la mer en gesticulant gaiement et plonge. Monsieur lit, puis regarde la mer. Monsieur se lève et va rejoindre monsieur. Monsieur (c’était moi) se lève pour aller acheter des cigarettes. » Imprégné de mon personnage, je traversais la plage, jetant au passage un regard d'envie sur Gene Hackman et Fernando Ray (celui de Bunuel), qui semblaient faire un plantureux repas arrosé de ces vins français qui font rêver les Américains.

Happy end d'un été en images qui, ce jour-là, me rapporta 111 francs.


Guy GILLES
Rubrique Parispoche, in PARISCOPE n°334, du 18 au 24 septembre 1974