Guy Gilles   Cinéaste français (1938 - 1996)
Guy Gilles

" De la place de l'Europe partaient encore d'autres rues qui promettaient des voyages. On pouvait faire le tour du monde avec le nom de tous ces pays et de toutes ces villes. Souvent, des promeneurs désœuvrés s'arrêtaient à la grille qui donnait sur la voie ferrée. Un enfant rêveur comptait les trains qui passent. "

 

Guy Gilles, extrait de L'été recule, roman (inédit).

Témoignages

Journal de bord

par Luc Bernard
Extraits du Journal de bord du Clair de terre (disponible à la Bifi)

Samedi 5 juillet

Première journée de travail très chargée. Sans attendre les premiers machinistes Guy Gilles, arrivé le premier, dès sept heures du matin, se met au travail. Il déplace dans le bureau de George Beaume, notre décor du matin, les objets inutiles ou qui ne lui conviennent pas : quelques classeurs, une lampe, une petite table, et pour laisser plus de place à la caméra et à l'équipe de techniciens, le fauteuil-canapé du fond de la pièce. Comme nous le verrons, c'est bien souvent l'exiguïté des lieux qui pose le plus de problèmes lors des tournages en décor réel. C'est le cas pour notre équipe, ce matin, dans le bureau de la rue Washington, et l'après-midi à l'intérieur du magasin d'antiquités « Le point rouge ».
Vers huit heures les techniciens arrivent.
Le Clair de Terre dont toutes les prises de vue sont en couleurs (contrairement aux deux précédents longs métrages de Guy Gilles : L'amour à la mer et Au pan coupé qui faisaient intervenir des séquences en noir et blanc) est tourné en son direct.
« Le tournage est plus lent, me dit le soir Guy Gilles, mais vraiment cela vaut la peine pour le jeu des acteurs, surtout pour des scènes qui doivent être vivantes et font appel à la spontanéité de l'instant. Pour d'autres scènes plus statiques dans l'élocution, le doublage n'est absolument pas gênant, au contraire il permet des améliorations et un travail non limité par la pellicule. »

Guy Gilles surveille le jeu de la lumière sur les reproductions sous verre de peintures de Michel-Ange, qu'il est venu lui-même, la veille, disposer sur un mur près de la fenêtre du bureau de Georges Beaume.
La pièce est claire. Peinte en blanc.
Le décor assez strict : un beau bureau classique. Trois téléphones (on en gardera un seul pour le tournage). Des étagères sur lesquelles a été placé devant les livres un dessin de Jean Cocteau.
« Plus personne ne touche au bureau. »
Un technicien: « Je n'y ai pas touché. »
Guy Gilles : « Vous avez mis une allumette dans le cendrier. »
Pour régler les derniers détails, pour mettre l'œil dans le viseur, ce n'est plus comme pour Au pan coupé, sur des caisses de fortune que Guy Gilles monte, mais sur des cubes de bois prévus spécialement pour cela...

Dans la pièce voisine, Patrick Jouané est maquillé par Gisèle Jaquin. Entre eux se noue une amicale complicité. Gisèle tutoie vite Patrick, tout au long du film elle donnera l'impression de le couver.
Guy Gilles entre :
À Gisèle Jaquin : « Ah oui, c'est bien mieux que la dernière fois pour les essais. Ce maquillage est très bien. »
A Patrick Jouané.: « Tu avais l'air d'un Sioux. Ce n'était pas laid. Mais tu ne joues pas le rôle d'un indien... »

Il sort préoccupé. La main à la bouche, le regard vif, il vérifie une dernière fois le cadre, surveille la lumière. « Je veux profiter au maximum de la tache verte de l'arbre. » Il indique à Patrick Jouané le chemin qu'il doit faire dans le bureau de l'éditeur Elstir: « Tu ne regardes pas du tout l'éditeur. Tu entres comme si tu entrais chez toi. »
Avant de quitter Paris, Pierre Brumeu (Patrick Jouané) emprunte de l'argent à cet éditeur bien connu. Le nom de l'éditeur Elstir est celui du peintre de la « Recherche du temps perdu » de Marcel Proust. Seconde trace...

À neuf heures, Jacques François arrive.
« Je croyais, dit-il, que vous étiez en route depuis huit jours. » Guy Gilles : « Non, c'est le premier jour et la première scène. »
Guy Gilles a choisi Jacques François pour l'avoir vu jouer au théâtre. Celui-ci s'assied dans le fauteuil derrière le bureau et téléphone pendant que Patrick entre dans la pièce, en passant derrière lui.
Trois prises seulement pour les séquences du matin.
Marc Sator remarque: « Pour un acteur de cinéma, la première prise est généralement la meilleure, tandis qu'un acteur de théâtre améliore chaque fois son jeu. »
Patrick Jouané semble confirmer cette remarque. Dès la première prise, il parvient à trouver le ton, mais le modifie peu au cours des prises suivantes. Pour cette dernière séquence, comme il le fait souvent, Guy Gilles filme sans beaucoup de mouvements de caméra, mais avec des changements d'angles très différents; d'abord ces deux acteurs, puis des détails du décor : les reproductions des tableaux de Michel-Ange, dont certains morceaux sont choisis, l'ombre du balcon de fer forgé sur la moquette de velours rouge du bureau de l'éditeur et sur le velours, les bottes de Pierre Brumeu.
« Ces détails ont aussi leur importance, comme les visages. Ils précisent l'atmosphère de la scène en donnant des indications, des notations qui amèneront le spectateur à se faire une certaine idée des personnages et de la scène : les visages d'hommes, le dos dénudé de l'un d'eux, c'est peut-être le côté sodoméen de l'éditeur, la moquette de velours rouge le contexte social, les bottes intrusion de Pierre Brumeu dans la vie d'Elstir. »

Il me semble que Guy Gilles réalise sur le récit linéaire une illustration magazine. Ce sont tous ces détails ajoutés à ces personnages, et dont il les entoure, qui font l'atmosphère du film. Autour des séquences faisant intervenir en propre Pierre Brumeu, les scènes de la vie quotidienne autour de lui sont cette illustration.
À l'intérieur d'une même séquence, ce sont tous les détails : ici le crâne de l'éditeur, sa main qui caresse la nuque de Pierre, les billets de banque filmés en gros plan, qui forment l'illustration.
Et d'autre part, cette façon de montrer différents angles d'une même chose n'est pas sans rappeler certaines descriptions géographiques de Marcel Proust - l'église de Cambrai vue des quatre coins du village.


Jeudi 14 août.

Sidi Bou Saïd. La maison de Mme Larivière. Notre assistante Vanina a prêté sa maison, une villa blanche, dont la terrasse surplombe la mer.
On tourne dans les deux chambres du devant, face au ciel, à la mer et au soleil.
Vers 10 heures, Edwige Feuillère arrive avec son coiffeur. Elle est rayonnante. Pantalon noir et blouse beige à fleurs. La couleur de sa peau est mate, avec quelques taches de rousseur. Ses yeux sont rieurs. Elle dit en entrant : « Oh la la, je n'ai dormi qu'une heure et demie cette nuit. A côté de chez moi, a été célébré un mariage. Je me suis d'abord dit qu'il fallait que je dorme (vers minuit) ; j’ai mis des boules Quies. Une heure plus tard, je ne dormais toujours pas. J'ai trouvé que c'était trop bête de ne pas dormir et de ne pas profiter des chants arabes qui montaient de la villa voisine. J'ai quitté mes boules. Une des chanteuses avait une voix merveilleuse. »

Déjà la caméra est prête. Elle aussi a mis ses vêtements d'été : une serviette éponge jaune qui va bien avec cette journée véritable symphonie en beige et bleu. Le cadran bleu de la fenêtre rappelle un peu la guinguette des Goudes près de Marseille où Guy Gilles avait tourné au petit matin une séquence de Au Pan Coupé.
La terrasse de Vanina est couverte de branches de palmiers brûlés par le soleil. Leur couleur s'harmonise avec la blouse de Mme Larivière, comme avec le costume de Pierre Brumeu; elle va avec la couleur de leurs yeux.

Les séquences à tourner aujourd'hui sont peut-être les plus délicates, très importantes pour le film, surtout pour Patrick Jouané. Il s'agit du départ de Pierre Brumeu, ses adieux à Mme Larivière. Sur le scénario, la scène comprend un long monologue découpé en de nombreux plans avec de fréquents changements d'angles.
Il fait très chaud, et chacun entre les prises cherche à se rafraîchir : Marc Sator est le plus ingénieux. II soulève les mèches de ses cheveux et à l'aide d'un éventail sèche la transpiration sur ses tempes.
Edwige Feuillère qui le voit s'écrie: « Oh ! que c'est drôle ce que vous faites là! »

Toute la journée, Guy Gilles et Patrick Jouané se sont tenus à l'écart, sur une terrasse, à côté de la nôtre, entre les fils qui d'habitude servent à étendre le linge. Patrick Jouané dit à voix basse son texte à Guy Gilles qui écoute les yeux baissés, tenant entre ses bras son script.
Patrick et Guy ne se regardent pas. Ils s'écoutent. Leurs regards préoccupés viennent d'ailleurs. Ils se posent sur nous, mais ne nous voient pas.
- « Le jour où j'ai quitté Paris, sur le pont Notre-Dame, une femme chantait un air, une rengaine. Autour de moi, les gens marchaient. »
Script : Le Clair de Terre.

Un peu plus tard, pendant qu'Edwige Feuillère et Patrick Jouané répètent, la vitre de la fenêtre du salon reflète l'image d'un Guy particulièrement attentif : il écoute de tout son corps, penché vers les comédiens. II dira plus tard, en riant, à une journaliste locale;
« Mes rapports avec mes comédiens? Ce sont toujours des rapports passionnels. »
« Ça ne va pas tout seul », aujourd'hui, Guy Gilles s'énerve et, à Patrick Jouané qui s'impatiente, il dit « Ce n'est pas un pollaroïd ! »

À midi et demi : une heure de repos. L'équipe en profite pour aller se baigner. Guy Gilles et Patrick Jouané préfèrent rester dans la ville à Sidi Bou Said.
À 14 h 30, le tournage reprend, mais il faut, à cause de la lumière trop forte, attendre un peu. Edwige Feuillère est toujours aussi gaie. A Patrick Jouané qui est tombé, la veille, sur le genou, elle dit: « Alors on est tombé comme un bébé et on s'est fait mal ! »

Dans l'une des chambres de la villa, la séquence de l'électrophone. Assis sur un pouf, Patrick Jouané est tourné vers la fenêtre. Edwige Feuillère est assise les jambes repliées sur un canapé tunisien de bois peint.
À côté de l'électrophone, un téléphone gris. Dans deux vases verts, des fleurs rouges que Sophie Carpio a cueillies dans un jardin derrière la villa. Un ventilateur, quelques disques 78 tours. Une coupe de fruits, des pêches (encore le beige) et un citron.
À travers la fenêtre bleue, on aperçoit dehors une plante grasse dans un pot en terre.
Pendant la prise, on fait tourner un disque : danse hindoue. « C'est très mélancolique », dit Edwige Feuillère.
Dehors, pour ne pas être gêné par une trop forte lumière, on « habille » la terrasse de couvertures de laine tendues sur les deux côtés.
L'après-midi sera long pour Patrick Jouané.
Guy Gilles: « Peux-tu te placer près du rebord ? »
Patrick Jouané : « Je peux jouer où tu veux Guy. »
(pages 20-23)

Vendredi 15 août.

Au petit matin, l'équipe se retrouve à Sidi Bou Said, Guy Gilles, Patrick Jouané et Sophie Carpio dorment encore dans la villa de Vanina lorsque nous arrivons avec le matériel. Nous les réveillons. Le jour monte lentement. Sidi Bou Saïd à l'aube. Trois cris. Trois présences insolites : un chat noir passe, un coq chante. Un chien blanc semble s'être transformé en potiche. Nous sommes loin des villes...
Vers 6 heures, Gisèle Jaquin, la maquilleuse, précède de peu Edwige Feuillère, c'est devenu comme une tradition. « Gisèle annonce Edwige comme le ciel rouge annonce le beau temps. » Autre « tradition », Gisèle Jaquin donne toujours des nouvelles d'Edwige Feuillère : une légère inclination de la tête, puis un signe du pouce vers le haut et enfin une courte phrase « elle est très en forme ».
De jour en jour, Edwige Feuillère telle une fleur s'épanouit. Mais elle ne ressemble ni aux volubilis qui grimpent sur un des murs de la maison de Vanina, ni aux bougainvillées cueillis par Guy, ni aux hibiscus rouges, non Edwige Feuillère pourrait être une rose, et cet après-midi elle ressemblera dans sa robe blanche de mariée tunisienne, avec sa coiffure aux deux crans larges et hauts qui dégagent son front, à une princesse de l'Islam, à une créature de rêve d'enfant.

Un bras s'agite pour dire au revoir. Les yeux s'inclinent pour voir Pierre. Ses lèvres murmurent : « Ici bas tous les lilas meurent. » Edwige Feuillère semble être de plus en plus en confiance. Elle est détendue. Ses craintes du premier jour sont oubliées.
Marc Sator dit : « C'est bien normal qu'elle ait eu peur, habituée à tourner avec en face d'elle au moins deux rangées de projecteurs, elle s'est retrouvée au bois de Boulogne, un dimanche après-midi, devant une équipe de petits jeunes avec une caméra miniature. »
Ce matin, Edwige Feuillère est arrivée fraîche et reposée, vêtue du peignoir beige à pois blancs de Mme Larivière.
Guy Gilles et Marc Sator la complimentent sur sa bonne mine.
« Je suis assez raisonnable. J'étais dans mon lit à dix heures. J'ai lu jusqu'à onze heures. Et j'ai dormi jusqu'à trois heures et demie. »

En attendant Patrick Jouané, elle répète :
« Je suis contente que vous soyez venu. Il faut toujours tenir ses promesses. »
Guy Gilles continue :
« L'air est pur et le ciel d'azur. »
Edwige Feuillère esquisse quelques pas de danse et en se retournant voit Patrick Jouané qui, souriant, remonte la petite côte au bas de laquelle se trouve la villa de Vanina.
« Mettez-moi s'il vous plaît la caméra plus à droite pour avoir une impression de vide près de la mer. »

Dans ses interviews, Edwige Feuillère dit souvent qu'elle est curieuse de tout : « Une vie humaine c'est si court! pendant le peu de temps que je suis sur terre, je veux capter le maximum de sensations possibles. La jeunesse, c'est une harmonie intérieure, une manière d'accepter la vie, une faculté de s'enthousiasmer, une curiosité incessante des êtres. J'ai cet enthousiasme, cette curiosité de tout. » (Journal du Dimanche, 13 juillet, Simone Tervagne).
Ce matin, elle est attentive à tous les détails. Pas seulement à ceux qui concernent son rôle, mais de tout ce qui se passe autour d'elle. Apercevant accoudées au balcon de la terrasse face à la mer, Vanina et Sophie Carpio, elle dit: « Oh ! regardez, la blonde et la brune, l'essuie-main bleu et l'essuie-main rouge ! »

Deux ou trois « images » du tournage : Guy Gilles demande une couverture pour pouvoir filmer au ras du sol. Edwige Feuillère répète et dit : « Je pense à tout le passé et je dis: « Ils étaient marrants ces gens-là, les Français de Tunisie. »
Assise sur le parapet du petit chemin, près de Patrick Jouané, elle lève la tête et dit en souriant :
« Qui ici peut me donner des leçons de pataouète? »
(Pages 86 -91)

Luc Bernard.
D.R.