" De la place de l'Europe partaient encore d'autres rues qui promettaient des voyages. On pouvait faire le tour du monde avec le nom de tous ces pays et de toutes ces villes. Souvent, des promeneurs désœuvrés s'arrêtaient à la grille qui donnait sur la voie ferrée. Un enfant rêveur comptait les trains qui passent. "
Guy Gilles, extrait de L'été recule, roman (inédit).
Témoignages
Au biseau des baisers
Au Pan Coupé
Festivals 66 Cinéma 67
Le clair de terre
Saint, martyr et poète
La loterie de la vie
Nuit Docile
Rencontre avec Marc Sator
Ami et collaborateur de la première heure, Marc Sator a signé l'image de Soleil éteint, Au biseau des baisers (qu'il a co-réalisé), puis d'une partie de L'amour à la mer, avant d'être directeur photo officieux sur Le Clair de terre.
Guy Gilles et Marc Sator, tournage de "Soleil éteint" (1958)
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La formation
J'ai connu Guy à l'école communale d'Alger. Il habitait le quartier de l'Esplanade, comme moi. On s'est perdu de vue au lycée et puis en 1958 on s'est retrouvé chez un libraire d'occasion Rodolphe Khalifa qui faisait partie du fameux ciné-club d'Alger, dirigé par Barthélémy Amengual. Ciné-club que fréquentaient Claude Beylie, Jean Narboni, Jean-Louis Comolli.
C'était peu après le 13 mai 58 : Guy faisait alors son service militaire, depuis peu dans un secteur administratif. J'avais une caméra 16mm, par mon père, et cet ami libraire m'avait demandé de faire la photo pour un reportage qu'il voulait réaliser sur les mendiants dans les rues d'Alger. Guy a voulu assister au tournage. A la suite de quoi il m'a dit : tu as une caméra, formidable, j'ai écrit un film qui s'appelle Soleil éteint …
Au début, il n'était pas très au fait de la question technique. Moi j'avais appris sur le tas - je faisais une licence de physique – et je lui ai un peu transmis les bases. Et puis je lui ai donné une teinture plus cinéphilique que celle qu'il avait alors – son goût pour le cinéma français traditionnel des années 40, pour ses vedettes, le music-hall… Il n'était pas très hollywoodien ! Il fréquentait épisodiquement la cinémathèque jusque-là, c'est avec moi qu'il a découvert Fritz Lang et Hitchcock .
Soleil éteint
Sur Soleil éteint , il n'y a pas vraiment eu de découpage prédéfini. Les plans s'improvisaient sur place. Dans toutes les scènes où Guy joue, c'est moi qui le dirigeais et le cadrais. Mais sa formation, son côté Beaux-arts, faisait qu'il était déjà très intéressé par les questions de cadre. D'ailleurs il est devenu par la suite un excellent photographe. Il y a toute une œuvre à découvrir de ce côté-là.
Côté casting, Fritz Heyse était un ami, Anne Laurent une actrice parisienne, à Alger pour des raisons professionnelles, avec un côté Emmanuelle Riva qui plaisait à Guy – d'ailleurs il la redemandera trois ans après pour Melancholia , son premier court-métrage parisien. On avait également été filmer Jean Marais, l'espace de quelques plans, à la sortie de son hôtel : il était à Alger pour une tournée de La Machine infernale - je crois - et a accepté très gentiment.
Le tournage n'a presque rien coûté. Juste la pellicule : les travellings étaient exécutés en voiture, on tournait sans son direct, et quand on pouvait – sur deux ou trois mois. C'était fin 58 : je me souviens du tout premier jour, rue Michelet, à la terrasse d'un café , haut lieu de la jeunesse dorée algéroise. L'essentiel a été tourné à Alger : la plage, les hauteurs de la ville et le port, vers l'Amirauté, et puis les escaliers gigantesques du plan final, à la Potemkine, où Fritz croise Françoise Vatel, c'étaient les escaliers dits du Forum, sous le siège du Gouvernement Général. Quand Guy a été démobilisé, il est aussitôt parti en France où il a tourné les autres scènes : les enfants nus qui se baignent, la scène de la gare avec Anne Laurent; Freyburger et Boudjemaa. A Paris, Braunberger a repris le film et a payé la post-production : l'enregistrement des voix, le mixage, la copie.
Jean-François Adam, "Echec et mat"
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Après Soleil éteint, Guy s'est lancé tête baissée dans un nouveau film, Echec et mat, un petit court-métrage, toujours en noir et blanc mais avec un matériel plus professionnel, ce qui l'a peut-être handicapé. Car le résultat n'a pas été à la hauteur de ses espérances ! C'était sur les désarrois existentiels d'un jeune homme, interprété par Jean-François Adam. Je me demande si ce n'était pas produit par le Studio Africa, qui a ensuite produit Les Oliviers de la Justice. En tout cas Guy ne l'aimait pas (ni moi !) : il l'a peut-être détruit, car le film a disparu. .
Au biseau des baisers
Je lui ai alors dit : j'ai une idée, un film sur un couple qui passe l'après-midi au bord de la mer, et ça devrait s'appeler « Au biseau des baisers », à cause du quatrain d'Aragon, que Godard citait dans un article des Cahiers du Cinéma.
On a tourné durant l'été 59, en 35mm, en louant une caméra à un opérateur algérien, qui nous a accompagné sur le tournage pour surveiller son matériel ! Il travaillait pour la télévision française et avait été assistant de Fritz Lang sur Liliom , en France. D'ailleurs il y a un clin d'œil à Lang : le tir sur le soleil, comme dans Le Tombeau Hindou.
A la différence de Soleil éteint, nous avions décidé de faire le film vraiment en co-réalisation. La répartition des rôles s'est faite de façon un peu boiteuse : Guy se chargeait des acteurs, moi des cadres, à partir d'un découpage prévu ensemble. C'est vrai que c'est difficile de réaliser un film sans s'occuper des images. Ça me rappelle Duras, qui était assez fascinée par le cinéma de Guy : elle n'avait pas encore réalisé ses propres films, et comme elle n'y connaissait rien elle lui avait proposé de prendre en charge la partie images d'un film qu'elle réaliserait. Il lui avait répliqué : en contrepartie je vais faire un livre, et vous, vous vous occuperez des mots. Elle a tout de suite compris !
Le film a été produit avec l'argent d'un commerçant du quartier, qui avait des ambitions de producteur. Le tournage a été plus ramassé, quelques week-ends. La comédienne, Madeleine Serra, était une danseuse d'Alger et Fritz Heyse devait à nouveau tenir le rôle principal, comme dans Soleil éteint. Je ne sais plus pourquoi, mais en fait il apparaît juste dans la scène du bal où il fait un esclandre. Il est mort juste après, abattu lors d'un barrage routier par la police, par les "barbouzes", comme on disait, pris à tort ou à raison pour un membre de l'OAS.
À nouveau, on a tourné sans prise de son : dans mon idée le film était quasi-muet, l'idée de base c'est que ce couple ne se parlait pratiquement pas. Or je n'étais pas à la post-synchronisation, qui a eu lieu bien après à Paris, et j'ai eu une sacrée surprise en voyant le film terminé ! Guy avait écrit des tas de dialogues, en y injectant sa propre thématique, d'une façon que je trouvais maladroite. Mais on ne peut pas lui reprocher, je n'avais qu'a être là ! En plus la post-synchro s'est faite avec d'autres comédiens que ceux du film, Marie Dubois et Jean-François Adam, qu'il avait dirigé d'une manière qui me gênait - un ton dérisoire, apprêté. Ça aurait dû être quelque chose de plus objectif, de plus Rouch ou Rossellini… enfin c'est comme ça qu'on avait tourné, du moins. Sauf l'ouverture, le ballet et les enfants dans la mer : ça c'est Guy qui s'en était occupé !
Les années 60 et "L'été algérien"
Je ne suis arrivé à Paris que fin 61, mais je suis retourné très vite à Alger. On gardait le contact. Quand Guy s'est lancé dans son premier long-métrage, L'amour à la mer, il m'a appelé pour que je filme toute la partie où il est lui-même à l'écran : le flash-back à Paris, où on le voit errer avec le portrait de sa mère sous le bras. On avait déjà fait ça pour Soleil éteint : je ne faisais pas que le cadre, je dirigeais vraiment Guy, et ça devait le rassurer.
En 1963 j'ai obtenu une bourse et suis parti à Hollywood. Grâce à James Blue, le réalisateur des Oliviers de la Justice, un autre ami rencontré à Alger, qui travaillait à Washington avec le fils de Georges Stevens j'ai pu rencontrer longuement Sternberg, un peu Hitchcock, mais aussi Cukor, Tay Garnet, Renoir. C'est à peu près à la même époque que Daney et Skorecki ont fait leur fameux séjour à Hollywood pour les Cahiers du Cinéma. Guy n'a jamais fait partie de la bande des Cahiers ni même de la Nouvelle Vague à strictement parler. Il connaissait bien Claude de Givray, qui l'avait fait jouer dans Tir au flanc, ainsi que Jacques Demy dont il devait être l'assistant sur le sketch La luxure des Sept péchés capitaux. Mais avec les gens des Cahiers, Narboni, Comolli il y avait depuis le début des discordances évidentes. Je ne sais pas si l'antipathie date de l'époque algéroise, mais ils ne supporteront jamais le cinéma de Guy, trop futile, trop paillettes, trop esthétisant à leur goût. Guy ne pouvait pas théoriser : son cinéma était trop fondé sur l'instinct, le visuel, la rencontre.
Patrick Jouané dans "L'été algérien"
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L'été suivant, en 1964, je me suis lancé dans la réalisation de mon premier long-métrage, à Alger : Guy, Patrick (Jouané) et Josette Krief, l'actrice de L'amour à la mer, y tenaient les rôles principaux et le film s'appelait L'été algérien. Il est resté inachevé : je l'ai tourné en 35mm, intégralement monté (il fait environ 1h30) avec Jean-Pierre Desfosse, mais impossible de trouver les fonds pour la post-synchro et la post-production. Les bobines sont au Laboratoire Eclair, mais on a eu le malheur de tourner sans son, alors que faire aujourd'hui avec les voix?… C'était l'histoire d'un garçon pied-noir (Guy), qui sort d'une rupture sentimentale, et qui rencontre un ami un peu plus jeune (Patrick) et une amie à lui (Josette). Il y avait une unité de temps : un après-midi sur une plage… En fait je reprenais le canevas initial d'Au biseau des baisers, pour le traiter cette fois à ma manière! Guy et Josette allaient parler dans la forêt, puis Guy repartait à Paris. Il devait y avoir une brève partie avec des plans tournés pendant la guerre car Guy rencontrait aussi un ami algérien qui avait fait la guerre. Il y avait une grande séquence à la fin : du taxi qui l'emmenait à l'aéroport, Guy voyait Patrick et Josette…sur le final de La femme sans ombre de Richard Strauss!
Guy et Patrick étaient parfaits, tout comme Josette. C'est le premier grand rôle de Patrick, avant même Au Pan Coupé. Ils venaient juste de se rencontrer Guy et lui. D'ailleurs j'ai assisté à leur rencontre : nous étions dans un taxi, pendant le tournage de L'amour à la mer… Guy a eu l'œil attiré sur Patrick à travers la vitre et il a aussitôt fait arrêter le taxi! Pourtant à cette époque Patrick était beaucoup moins glamour, dans son état natif si je puis dire… Brut de décoffrage et vraiment poupin, alors que dans L'été algérien, il s'était déjà affiné, et il était parfait.
Vers 65-66 je suis resté à Alger comme professeur de montage au CNC algérien, et j'ai définitivement quitté l'Algérie en 1967. J'ai retrouvé Guy très vite, l'hiver 68, pour le tournage du film de Lelouch sur les jeux Olympiques, Treize jours en France, où l'on était tous deux opérateurs. Il n'a pas fait grand-chose sur le film, mais par contre il en a profité pour tourner quelques plans avec Patrick, courant le long du lac d'Evian, avec les filets de pêche, qu'il intègrera dans la scène de rêve du Clair de terre.
Entre-temps il y a aussi eu Chanson de gestes, un court-métrage à nouveau produit par Braunberger. C'est ma femme Sylvie qui joue avec Patrick dans la pantomime finale. Guy m'avait fait faire son gros plan, "ça me revenait". Les deux mains qui s'étreignent sur le quai devant l'Académie Française sont nos mains , il tournait comme ça, entre copains, en utilisant tous ceux qui passaient. On retrouvera Sylvie dans Le Clair de terre : elle fait du tricot dans un petit cinéma de Tunis! Guy lui faisait penser à son oncle, Raymond Queneau, pour sa façon particulière d'être drôle et dépressif en même temps et son rire !
Le Clair de terre
Quand Guy a entrepris Le Clair de terre, il voulait que je sois là simplement comme conseiller technique, comme un passeur avec Philippe Rousselot et Jean-François Robin. Il avait été séduit par le côté brillant de Rousselot, qui sortait de Vaugirard mais qui était très jeune. Et finalement Guy m'a demandé de prendre la responsabilité de la lumière… ce qui est très ambigu car pour moi, on peut tout à fait ne jamais éclairer! Mon idée, c'est qu'on peut très bien faire de la lumière à condition d'en avoir les moyens : d'accord pour les Studios de Berlin, d'Hollywood, les batteries d'arcs électriques… Mais encore faut il avoir tout cela ! et sur cette question, il vaut mieux éviter la demi-mesure. Les pellicules étaient devenues si sensibles qu'il était beaucoup plus intéressant, même esthétiquement, de ne pas éclairer. C'est la base de la Nouvelle Vague. J'ai travaillé simplement avec le diaphragme et des réflecteurs. Il y a bien quelques scènes sous-exposées - la scène avec Roger Hanin, en intérieur déjà sombre - mais c'était mieux comme ça. Le plus drôle c'était Edwige Feuillère. Les gens disaient "c'est une Grande Dame, ceci cela", en réalité elle était adorable. Et puis ravie : "Quand je pense qu'on m'a emmerdé toute ma vie au cinéma avec ces histoires de projecteurs et de mises en place interminables!". Donc pour un directeur photo c'était une place paradoxale. Ça me rappelle la phrase d'Ingres à ses élèves : la photographie c'est magnifique mais il ne faut surtout pas le dire !
Une des inspirations du rôle de Mme Larivière, c'était ma mère. Guy passait beaucoup à la maison, à Alger, ils avaient de longues conversations. Et puis il venait de perdre sa mère, c'était un traumatisme; il y a sans doute eu un petit report. Il l'aimait bien aussi parce que - dans sa conception des choses à lui - elle ne faisait pas pied-noir physiquement, elle était trop blonde, avec des yeux bleus, il la trouvait très française! Quand on a été voir Edwige Feuillère jouer au théâtre, durant la préparation du Clair de terre, ça a été comme une révélation: il m'a dit "j'ai l'impression d'être dans la cuisine de ta mère à Alger". D'ailleurs il y a un clin d'œil, ma mère joue dans le film, dans la séquence avec Annie Girardot.
C'est ma dernière collaboration avec Guy - à part Absences répétées, pour lequel il m'avait fait écrire tous les textes qu'on voit à l'écran, parce qu'il aimait bien mon écriture! Chacun a suivi son chemin, je suis devenu scénariste pour la télévision, en particulier avec Michel Favart, j'ai réalisé quelques documentaires, dont un sur Baudelaire. J'ai même travaillé pour le Futuroscope, avec des caméras 360° et en relief !
Pour moi Le clair de terre, avec Absences répétées, est le plus beau film de Guy. J'ai revu le film sur le câble récemment et je trouve que ce qu'il essayait de faire fonctionne de mieux en mieux. Cette recomposition du réel par le biais du montage d'inserts d'objets, de détails de corps… A l'époque j'étais convaincu, mais je le suis encore davantage maintenant. Il y a une recréation complète qui lui est propre. Ça ne passe pas que par les acteurs mais par un ensemble, beaucoup par les décors, les lumières, les objets surtout. C'est d'ailleurs ce que les gens qui n'aimaient pas à l'époque lui reprochaient : on disait « cinéma d'antiquaire, on en a rien à faire des objets ». En fait si. Cette mosaïque purement plastique et picturale finit par créer quelque chose, reconstruire une vérité cinématographique.
Propos recueillis par Gaël Lépingle le 14 janvier 2005