Guy Gilles   Cinéaste français (1938 - 1996)
Guy Gilles

" Dans tous ses films, qui sont des films d'amour et de tourment, les personnages luttent contre le mal de vivre, la fuite inexorable du temps, veulent faire de l'absolu avec de l'éphémère. Et même s'ils ne racontent pas la vie de Guy Gilles, ils sont autobiographiques; une suite de rencontres, les blessures inguérissables d'une passion récurrente. "

Jacques Siclier

Parcours : Guy Gilles

États Généraux du Documentaire de Lussas, programmation août 2004 (première partie)

Guy Gilles s’est fait connaître à la fin des années 60, à travers quelques longs-métrages de fiction, dont Le Clair de terre, le plus célèbre. Mais il a fait ses gammes en réalisant de nombreux courts-métrages pour le cinéma et la télévision, laquelle lui permit de continuer à travailler à mesure que ses projets de cinéma devenaient plus rares. Il est mort en 1996, à cinquante-sept ans, dans une indifférence quasi-générale. Pourtant c’est peu dire que son œuvre gagne à être redécouverte.
Historiquement d’abord, il est frappant de revoir la liberté avec laquelle la télévision - dans le cadre d’émissions bien précises (Pour le plaisir, Dim Dam Dom, Choses vues,…) - a pu autoriser une recherche stylistique et une expression intime aussi revendiquées. Pour Guy Gilles, tous les sujets de reportage sont bons dans la mesure où ils ne sont jamais traités comme tels, mais comme prétextes à une quête viscérale : la quête d’un temps passé, ontologiquement passé, et perdu. Les vieux cinémas de Ciné bijou, les cartes postales de Vie retrouvée, les films amateurs de La vie filmée sont autant de témoins du passage du temps, autant de motifs d’un parcours qui n’a jamais lâché son obsession, cinéma et télévision, documentaires et fictions confondus. Il n’est pas interdit de penser que le documentaire « à la première personne » a commencé sur ces rivages, dans cette vision obstinée, dans ces bouffées soudaines de nostalgie ou de lyrisme, effets renouvelés d’un langage que le cinéaste a dû s’inventer pour l’occasion.



Guy Gilles n’a jamais pensé une écriture propre à la télévision, puisque celle-ci était le prolongement d’une histoire du cinéma qui formait encore un tout. Cette utopie d’un lien, d’une inscription dans l’histoire des pères est propre à une époque certes révolue, mais elle fait résonner une question toujours lancinante. S’approprier une forme aimée (ici le cinéma de l’adolescence), s’en inspirer et la continuer par d’autres moyens, c’est risquer de la mettre en crise au point de s’en émanciper.
Or le cinéma de Guy Gilles - c’est sa grandeur mortifère et son extrême romantisme - refuse cette émancipation. Ici, on ne grandit pas. Tous les visages, tous les objets ramènent à des souvenirs, à de lointains fétiches : l’approche « documentaire » est à la fois irriguée et empêchée par une constante pulsion fictionnelle. Voir, c’est toujours confirmer des présupposés anciens, les fixer, les lister, les embaumer… Dans la balance, le figé l’emporte parfois sur le mouvement, et l’écriture sur ce qu’elle est censée décrire (La loterie de la vie)  : un voile se tisse entre le réel et nous, créant à la fois un certain malaise - l’impression d’une impuissance à saisir les choses - et une émotion. Cette distance est un regret, énoncé, conscient, mis en scène.
En un certain sens, c’est aussi ce qui rend ce cinéma encore actuel : le réel y est friable, réduit à sa dimension mentale, déjà, bien avant les abstractions esthétiques et les maladies sociales de ces dernières années. Les films de Guy Gilles sont traversés par cette sensation qu’il n’y a pas d’écart entre réel et fantasme, entre vie et cinéma. A l’heure où toute bonne distance rime avec bonne conscience, voici un cinéma sans écart, filmant des corps aimés pour de vrai. Chef d’œuvre terminal aux beautés sublimes mais déjà fanées, repliées sur elles-mêmes comme un enfant grandi trop vite, Absences répétées est à la limite de la performance, tant la différence est infime entre le représenté et sa représentation (aussi stylisée soit-elle). C’est aussi le versant intime des luttes collectives et des films militants qui en étaient contemporains : puisque ce monde est à refuser catégoriquement, il faut s’en évader, s’enfuir, mourir. Toute l’œuvre de Guy Gilles tend vers la chambre d’Absences, cette chambre de jeune homme solitaire, étouffante et cloisonnée, dont la fenêtre ne donne sur le monde, la rue, les passants, que pour alimenter le regret paradoxal de n’y être pas.

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Fragments d'une oeuvre : Guy Gilles

États Généraux du Documentaire de Lussas, programmation août 2005 (deuxième partie)

Paris un jour d'hiver, Vie retrouvée, La loterie de la vie … Retour sur Guy Gilles, un an après : ce second volet met l'accent sur deux composantes essentielles de son œuvre : l'inspiration proustienne et l'utopie généalogique - ou la tentative de s'inscrire dans une histoire encore réconciliée du cinéma.

Ce qui se joue dans Montreur d'images (exploitation artisanale d'une salle de cinéma), Où sont-elles donc? (douces vedettes d'autrefois) et Festivals 1966 Cinéma 1967 (Nouvelle Vague et Cahiers) relève d'une quête obsédée qui émeut aujourd'hui autant qu'elle questionne, celle d'un tramage entre cinéma de l'enfance et revendication moderniste. Venir au cinéma par amour des films vus jadis, on le sait, c'est devoir opérer dans un constant décalage. Celui-ci va s'accroissant justement à partir du milieu des années 60 : fin des illusions, retour au réel, entrée en résistance, clament les idéologies d'alors.

Que faire? Festivals 1966 apparaît rétrospectivement comme une façon pour Guy Gilles de questionner sa place dans un bouleversement historique et esthétique toujours profond, utilisant en direct la matière des entretiens retenus pour se positionner en tant que cinéaste et pas seulement en tant que journaliste. L'aspect improvisé du film - montage brut, chocs des micros, recadrages intempestifs, comme si le film s'inventait sous nos yeux - infirme telle déclaration sur les visées de la narration moderne (Rivette) tout en la détournant à des fins personnelles. Ce qui revient, c'est toujours le plaisir et l'incrédulité, un peu prolétaire, de faire du cinéma comme les petits-bourgeois de la Nouvelle Vague : admiration fascinée à bien des égards, mais aussi joyeuses embardées où le tournage semble devenir le sujet même du film.

D'autant que celui-ci est le premier documentaire de Gilles, point clé entre ses reportages typiques de l'époque ( Pop Age, sa précédente livraison télévisée) et l'aboutissement des œuvres ultérieures. La question du passage du reportage au cinéma (documentaire) y est même explicitée par Godard, évoquant Reichenbach chez qui "il y a de belles images mais pas de pensée". Tout le film ressemble à un grand cours de cinéma où la parole passionnée empêche la mélancolie de s'installer, même si la proximité de cette grande famille va vite se révéler illusoire pour Guy Gilles. Totalement ignoré lors de sa sortie en février 1968 - et pour cause - Au pan coupé est emblématique de cette place impossible : une grande radicalité - pas de compromission esthétique pour le cinéaste, pas de compromis social pour le personnage - et une extrême douceur - pas la force de lutter.

Commence pour Guy Gilles un double exil, mis au ban du cinéma industriel - cinéma de l'enfance dorénavant tributaire d'une société qu'il exècre - mais aussi des grands courants esthétiques de l'époque, dont l'idéologie insurrectionnelle s'accommode mal d'une sincérité aussi noire. Reste la télévision : la mélancolie persistante qui imprégnait les films de commande (Le Jardin des Tuileries) comme les petits poèmes à la limite de l'abstraction (Chanson de gestes), va trouver une chambre d'écho exemplaire avec Proust, l'art et la douleur . La grande idée du film est de transformer la place traditionnelle du journaliste (style Chapier dans Festivals 1966) en faisant de celui-ci un narrateur, un guide, un double du réalisateur, soit Patrick Jouané, acteur de tous ses films de fiction. Le champ des questions et de l'enquête est à présent habité par un corps. Jeune, aimé, malléable au temps qui passe : l'entreprise a duré quatre ans, au gré des tournages buissonniers. Ce temps qui s'inscrit sur Jouané, enveloppe changeante, visage adolescent progressivement creusé par une maturité de jeune homme, est autant l'incarnation du thème proustien du temps perdu que sa ré-appropriation intime et amoureuse. En s'affrontant à ce qui semblait être la grande tutelle de son œuvre - n'a-t-il pas été hâtivement qualifié de "Proust de la Nouvelle Vague"! - Guy Gilles s'en affranchit avec une grâce et une évidence surprenantes.

Plus que tout, c'est peut-être ce geste libre, cette liberté de tous les instants, jaillissante, joyeuse, anarchique, qui fait aujourd'hui le prix de son œuvre et la nécessité de sa découverte enfin.

Gaël Lépingle