Guy Gilles   Cinéaste français (1938 - 1996)
Guy Gilles

" Dans tous ses films, qui sont des films d'amour et de tourment, les personnages luttent contre le mal de vivre, la fuite inexorable du temps, veulent faire de l'absolu avec de l'éphémère. Et même s'ils ne racontent pas la vie de Guy Gilles, ils sont autobiographiques; une suite de rencontres, les blessures inguérissables d'une passion récurrente. "

Jacques Siclier

Par Gaël Lépingle (texte du Catalogue)

Les années passent et charrient leur lot d’oubli, mais aussi d’heureuses redécouvertes. Encore faudrait-il presque parler de découverte concernant Guy Gilles, tant son œuvre dispersée aux quatre vents n’avait jamais bénéficié d’une véritable reconnaissance. Ce sont surtout ses longs métrages de fiction qui de loin en loin nous sont parvenus (Le Clair de terre, Absences répétées), même si ses films documentaires pour la télévision sont des étapes incontournables de son parcours (Vie Retrouvée, Proust l’art et la douleur). Mais c’est dans la forme courte que Guy Gilles a d’abord cherché et inventé ce style inimitable caractérisant toute son œuvre, entre confession romanesque et photographie du temps qui passe. Une quête éperdue des corps, des lieux, des objets, vus à travers le prisme d’une mélancolie incroyablement tenace, où la beauté - des cadres, des visages, du monde magnifié - est l’immanquable revers d’une tristesse infinie.

Guy Gilles a été un cinéaste précoce : il a vingt ans quand il signe Soleil éteint, balade contemplative et inquiète qui n’a rien à envier aux grands films ultérieurs. Si le but avéré est de passer au long dès que possible, le court métrage n’a pas été pour Guy Gilles qu’une contrainte de production, mais une forme qui par sa brièveté coïncidait parfaitement avec la forme poétique de ses films, odes à Paris, à l’hiver, aux visages de la rue, conçus comme des quatrains, travaillés en rimes visuelles croisées ou décroisées, suivant un écheveau raffiné de déclinaisons et de retour du même.

Le ton inimitable de ces films passe aussi par une voix, celle de Guy Gilles lui-même, qui n’a jamais craint d’investir le commentaire off d’une dimension intime, déployant un horizon dépressif assez étonnant quelque soit le sujet abordé. Davantage qu’un galop d’essai, la série très homogène des courts-métrages constitue donc un portrait à peine voilé du cinéaste. Du départ d’Algérie à la conquête de Paris, les films reflètent de façon continue la vie et les aspirations d’un jeune homme passionnément épris de cinéma et mortellement nostalgique d’un pays perdu.

Les deux courts-métrages algérois portent déjà sur la séparation : quitter son pays (Soleil éteint) ou quitter son amoureux (Au biseau des baisers), le sentiment de l’exil préexiste à l’exil lui-même, comme s’il fallait toujours quitter, partir  - guerre d’Algérie ou pas. Les films parisiens constituent une suite évidente aux deux premiers opus : une fois quittée la terre-mère, comment s’inscrire dans un décor nouveau ? Comment se bâtir un monde habitable ?  Paris un jour d’hiver est encore menacé par le souvenir d’un été sur la plage, balançant entre inscription urbaine - les micro-trottoirs, les vues de Paris - et nostalgie d’un paradis lointain. À leur tour, Chanson de gestes et Le Jardin des Tuileries interrogent cette inscription des corps et des décors - jeux de mains saisis dans toutes leurs conjugaisons, jardin arpenté en long et en large - le lien entre les deux n’y étant pas acquis d’avance, mais se gagnant au cours d’une épreuve dont les films semblent, davantage que les témoins, les seuls agents possibles. La ville devient le réceptacle romantique d’un spleen venant d’un autre âge, d’un autre lieu, Paris se faisant pur palimpseste sur lequel s’écrivent et se révèlent les souvenirs d’Alger. Dans Le Partant, cette thématique va être incarnée pour la première fois par un corps principal, un personnage (Patrick Jouané, acteur fétiche de presque toute l’œuvre), voire un récit - toujours « partir, ne pas partir » - avant de trouver dans Côté cour côté champs une sorte d’épanouissement stylistique qui en fait le film le plus réconcilié de la série.  Sans dialogues, en plans fixes quasi documentaires, le film décrit une journée ordinaire sur les Champs-Elysées, dont les élus - un peintre en bâtiment, un dandy, une vieille dame riche, un couple d’amoureux - sont incarnés par des acteurs, des amis, des fidèles du cinéastes. Peuplée de corps aimés, la ville semble enfin devenue habitable.

Il s’agit aussi de brouiller les frontières : pour être vivable, la vie doit pouvoir s’inventer sans coupure avec le rêve qui la motive. À presque vint ans d’intervalle, Ciné bijou et Où sont-elles donc ? mettent en scène ce lien viscéral au rêve à travers son incarnation absolue : le cinéma. La vie doit se rêver : c’est ce que nous disent à la fois de plus anachronique mais aussi de plus radical les films de Guy Gilles, qu’il faut rêver la vie pour la réinventer, sans rien céder de l’urgence et de l’intensité de notre désir. Ce n’est pas sans risque, cette exigence a un coût et de déceptions fatales en fuites orgueilleuses, on s’y brûle aisément les ailes - c’est le thème de presque tous les longs métrages. Pour l’heure, espoirs fous des Mexicains dans les hasards de la loterie nationale ou rêves de midinette d’une liftière de grand hôtel (La loterie de la vie), il faut croire, croire absolument car dans cette croyance simple réside encore la possibilité d’un monde et de notre inscription dans celui-ci.

De fil en film, l’ensemble des courts métrages dévide une pelote d’une cohérence stupéfiante, formant un véritable tout dans la filmographie générale de Guy Gilles. L’œuvre foisonnante du cinéaste est encore à découvrir, mais comme tous ses chemins, celui proposé ici mène au cœur battant des choses, à sa question essentielle, la possibilité jamais acquise, jamais conquise, de vivre ici-bas.