" Dans tous ses films, qui sont des films d'amour et de tourment, les personnages luttent contre le mal de vivre, la fuite inexorable du temps, veulent faire de l'absolu avec de l'éphémère. Et même s'ils ne racontent pas la vie de Guy Gilles, ils sont autobiographiques; une suite de rencontres, les blessures inguérissables d'une passion récurrente. "
Jacques Siclier
Entretiens
L'Amour à la mer
Au Pan Coupé
Le clair de terre
Proust, l'art et la douleur
Absences répétées
Le Jardin qui bascule
Le Crime d'amour
Questionnaire adressé à plusieurs réalisateurs, dont François Reichenbach, Marc Sator, Agnès Varda...
Cahiers du Cinéma n°164, mars 1965
1 - Que faites-vous actuellement? Quels sont vos projets? Si vous préparez un film, quelles en sont les conditions de production ?
Je termine un court métrage en couleurs: Chanson de gestes, pour Pierre Braunberger. Huit minutes de ce film sont destinées à l'émission de Roger Stéphane, « Pour le plaisir».
Je prépare un long-métrage que je voudrais tourner en juillet, dans le midi, en couleurs: Enfance d'un loup.
Mag Bodard, la productrice du Bonheur-Paris-Cherbourg, a vu mon premier long métrage, L'Amour à la mer. Elle m'a demandé de lui proposer un sujet. J'y travaille.
Depuis trois mois, je quitte Paris le plus que je peux. Si Enfance d'un loup voit le jour, je pourrai tourner très vite: tous les extérieurs sont repérés. Les rues, les places, les cafés, les chemins, les hôtels, les bois, à Gassin, Plan-de-la-Tour, Cogolin, Aix-en-Provence, Jouques, dans d'autres villages encore. Patrick Jouané (L'Amour à la mer, L'Eté algérien, Chanson de gestes), le jeune acteur que je voudrais pour le film, apprend déjà les scènes dont le texte semble définitif et que je lui donne au fur et à mesure. Comme tout est difficile et long, il faut gagner le plus de temps possible.
Si le sujet a « le bonheur» de plaire à Mag Bodard, il faut qu'il n'y ait aucun problème pour le commencer rapidement.
2 - Etes-vous satisfait des conditions de production de votre ou de vos derniers films ? Si non pourquoi ?
En ce qui concerne mes courts métrages, excepté le dernier, Chanson de gestes, pour lequel il m'a été possible, pour la première fois, d'obtenir une salle de montage, une heure d'auditorium, une bobine de pellicule magnétique, une séance de repiquage, lorsque je les demandais, il ne s'agissait pas de "conditions de production".
Histoire de jouer avec les mots, pour sourire, disons qu'elles furent "de fortune" ! Depuis ce premier jour du mois de juillet 1959 où, à Alger, chez le photographe du quartier, j'achetai la première bobine de trente mètres 16 mm noir et blanc de Soleil éteint (grâce à un article sur La Tête contre les murs écrit pour un journal local), en passant par d'autres bobines achetées depuis, selon les possibilités et les occasions, dans tous les formats et les émulsions possibles, à Arles, à Paris, à Alger encore, à Mougins (grâce à mon cachet d'acteur dans Tire-au-flanc), en passant aussi par les chutes, noires et blanches, que M. Fleytoux me dénicha au fond d'un petit placard des « Films de la Pléiade » pour les raccords de Soleil éteint que Pierre Braunberger acceptait entre-temps de gonfler en 35 mm et de sonoriser, jusqu'aux mille deux cents mètres noirs et blancs de Mélancholia, les deux mille mètres d'Eastmancolor (sans la possibilité d'un seul mètre supplémentaire) d'Au biseau des baisers payés par un loueur de juke-box algérois, cinéphile et mécène à ses heures, les mille deux cents mètres encore d'une productrice véreuse prise soudain du démon de la Création et qui, une fois son film tourné, à Cordes-sur-Ciel, dans le Tarn, partit sans crier gare, emportant le film que Marc Sator et moi lui avions fait du premier au dernier plan, forte des contrats que nous eûmes l'imprévoyance de ne pas signer, et qu'un soir de l'année qui suivit nous eûmes la tristesse de voir, massacré, dans une salle d'exclusivité des Champs-Elysées (montage absurde, absence de bande-son, texte habilement modifié, speaker changé, grotesque utilisation de la musique, style "robinet" et là où nous voulions un film sur l'oubli, l'histoire d'un village qui vivait de l'artisanat local tué soudain par les progrès du machinisme (les dentelles), il ne restait qu'un album de belles images comme eurent la bonté de l'écrire quelques critiques et certaines images qui eurent le privilège de plaire à jean Douchet !), en passant encore par Le journal d'un combat, finalement le moins difficile à réaliser de ces films, mais toujours en équipe ultra-minimum de trois (on ne s'en plaint pas) et qui nous vit parcourir les rues de Pigalle à Barbès, de Blanche à Montmartre, la caméra, la caisse à objectifs, le pied de la caméra, la batterie, sur l'épaule, sans voiture, en hiver à Paris - moins six degrés -, depuis ce jour de juillet 1959, donc, à Alger, et durant les six années qui suivirent, le cinéma est resté pour moi un artisanat.
Guy Gilles sur le tournage de "L'amour à la mer"
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Le rôle de la production se limitant à être très limité...
Et cela a continué pour L'Amour à la mer (deux ans de lutte, c'est le mot), un tournage cahotique s'accrochant aux saisons, un hiver à Paris encore, le désir d'arrêter les feuilles vertes de l'été, les rousses automnales, la neige qui tombait quand la pellicule était épuisée, Brest où l'on rêvait de brume et où ne cessa point de briller le soleil, et Daniel Moosmann qui était de moins en moins libre, Geneviève Thénier qui préférait jouer à Palavas-les-Flots, l'opérateur qui se lassait de tant de tournages remis ou par trop hâtifs, le patron d'un café de Clichy qui après nous avoir permis de tourner chez lui nous «vidait », notre scène à moitié filmée... En permanence, l'atmosphère de la scène de la répétition dans Paris nous appartient...
Pourtant, bien sûr, le film avançait. Jean-Claude Brialy acceptait de jouer une scène, un soir à minuit, après une représentation d'" Un dimanche à New York », Juliette Gréco nous recevait chez elle et jouait dans ses propres murs, en moins d'une heure, répétitions et éclairages compris, une assez longue scène, Bernard Verley acceptait un rôle pourtant court, l'automne revenait, en même temps l'espoir, la neige tombait au bon moment et, à défaut de brume, le vent soufflait sur Brest.
Toutes ces choses organisées avec l'aide d'un assistant en tout et pour tout, et nous fûmes accessoiristes, décorateurs, régisseurs, directeurs de production, machinistes, électriciens, traîneurs de deuxchevaux-travelling, quémandeurs de décors (appartements, cafés, hôtels, bureaux), et bien d'autres choses encore...
Tout cela ne serait rien. Tout cela serait oublié. Hélas! de tant de heurts, de telles secousses, quelque chose ou quelqu'un, c'était fatal, devait porter la marque.
Malheureusement, c'est le film.
Seules, trente-cinq minutes sont un peu ce que j'aurais rêvé que fussent les quatre-vingt-dix de sa durée.
3 - Que pensez-vous de la façon dont vos films en particulier et les films français en général sont distribués et exploités ?
Peu expérimenté sur la chose!
Des six courts métrages réalisés de 1959 à 1965, un seul exploité commercialement: Au biseau des baisers, distribué par Cocinor en complément de programme de Maciste contre le fantôme au MidiMinuit, salle spécialisée dans les films d'horreur et d'érotisme.
Sam Siritzky voit L'Amour à la mer et trouve au film des « qualités» (sic), cependant, Jo Siritzky refuse seulement de le visionner. Depuis deux ans, paraît-il, ils ont renoncé à défendre des films de ce genre. C'était trop beau!
Qui les défendra, alors? A propos, Le Bonheur d'Agnès Varda ne sort-il pas au Publicis?
En fait, la solution n'est pas dans un meilleur mode de distribution, mais dans un meilleur monde de distributeurs qui, selon leur goûts propres, choisiraient dc défendre amoureusement les différentes tendances du cinéma.
4 - Que pensez-vous dans son ensemble de l'actuel système de production lié aux avances, tant de distributeurs que de la commission du centre? Quelle a été votre expérience personnelle de cette commission?
Aucune expérience. Ce doit être un conte de fées lorsqu'une telle chose vous arrive et vous permet de réaliser les films dont vous rêvez! D'autre part, comme tous les systèmes, celui-ci serait bon à condition que tous les films qui le méritent obtiennent de telles faveurs. Or...
5 - Que pensez-vous des décrets récents et des décisions annoncées sur l'équipe minimum et les cartes professionnelles ?
Totalement absurde et rétrograde. Robert Bresson et Jean-Luc Godard ont parfaitement cerné le problème et répondu dans le numéro précédent à cette question.
6 - Quel est votre projet le plus cher? Espérez-vous le réaliser dans un proche avenir et dans quelles conditions de production et de distribution ? Si non, pourquoi?
1. Le projet le plus cher à mon coeur: réaliser, dans l'avenir le plus proche possible, Enfance d'un loup, avec une vraie productrice - Mag Bodard -, avec qui je pourrai travailler en étroite collaboration et entente - comme je viens de le faire avec Pierre Braunberger - et qui saurait s'occuper du film non seulement pendant sa réalisation, mais après, pour l'exploiter à l'endroit voulu au moment le meilleur.
2. Le projet le plus « cher » (pour le devis du fini) : que Romy Schneider joue le rôle écrit pour elle dans Enfance d'un loup. Avoir aussi, autour de Patrick Jouané et d'elle, Alain Cuny, Micheline Presle et la couleur. Voilà, c'est tout!
Et puis tourner vite et bien... et que tout le monde soit content.
7 - Que pensez-vous de l'avenir immédiat et moins immédiat du cinéma français? Etes-vous optimiste, pessimiste ou attentiste ?
Je suis pessimiste lorsque je sais que Robert Bresson ne parvient pas à faire un film, plus encore, que, l'ayant commencé, il a dû en cesser le tournage "faute de finances suffisantes".
Mais, quand je pense à Lola, à Cléo, à Hiroshima mon amour (oh! combien), à Jules et Jim, à Muriel, à Marker, je ne parviens pas à être tout à fait pessimiste. Bien sûr, Rozier ne tourne pas, Franju n'a pas pu faire Fantômas, mais Judex et Thomas l'imposteur... Bien sûr, Rohmer n'a plus fait de film depuis Le Signe du Lion, mais, grâce au 16 mm: La Boulangère de Monceau et La Carrière de Suzanne.
Quand je pense à Bob-Jean-Pierre-le Flambeur-Melville- les Enfants terribles-l'Aîné des Ferchaux, et encore un film - Bande à part - beau comme un poème de Rimbaud, quand je pense à Un coeur gros comme ça, Description d'un combat, Adieu Philippine et Rouch, et Pickpocket, Jeanne d'Arc, et Louis Malle aussi et Tati, et Kast parfois, comment être tout à fait pessimiste?
Si Mag Bodard ne veut pas d'Enfance d'un loup, je le proposerai à Nicole Stéphane, avec qui je pense pouvoir m'entendre, à Pierre Braunberger, à Georges Beaume, à trois ou quatre producteurs encore, et si, dans les délais que je me suis fixés, aucun de ces producteurs ne m'a donné son accord, je referai ce que j'ai fait pour L'Amour à la mer. Si la pellicule 35 mm coûte trop cher en couleurs, je le ferai en 35 mm noir et blanc, et si le 35 mm noir et blanc est encore trop cher, en 16 mm couleurs, ou encore, pourquoi pas, en 16 mm noir et blanc.