" Dans tous ses films, qui sont des films d'amour et de tourment, les personnages luttent contre le mal de vivre, la fuite inexorable du temps, veulent faire de l'absolu avec de l'éphémère. Et même s'ils ne racontent pas la vie de Guy Gilles, ils sont autobiographiques; une suite de rencontres, les blessures inguérissables d'une passion récurrente. "
Jacques Siclier
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Les cicatrices intérieures de Guy Gilles
Par Yann Gonzalez
Guy Gilles avec Patrick Jouané vers 1965
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On dit souvent que les plus beaux films sont des films invisibles, oubliés, perdus. Du côté des morts. Et c'est quelque part par là, au creux du monde, au sein d'un purgatoire underground, que dort l'œuvre d'un des plus grands cinéastes gays, peut-être le plus talentueux en France. Les films de Guy Gilles sont en sommeil, et il est urgent de les réveiller.
Des faits d'abord, en vrac. Guy Gilles, 1938-1996, peintre, photographe, acteur, auteur d'une trentaine de films, longs, courts, docus, capte mieux que quiconque le temps qui passe, la vie qui s'enfuit, les visages d'une jeunesse dont tous les songes s'évanouissent peu à peu. Alors, Guy Gilles, poète maudit, génie inconnu ? Pas tout à fait. Aprement défendu par Henry Chapier ou Jean-Louis Bory, soit l'intelligentsia critique et pédé de l'époque, Guy Gilles tourne son premier long, L'Amour à la mer, en 1965. Déjà, les passions sont déçues, la couleur se fond dans le noir et blanc, le montage, vif, tranche dans les errances contemplatives de personnages paumés, tout en nostalgie et désillusions. Mais le jeune homme a beau réunir Delon, Brialy, Léaud, Juliette Gréco et Romy Schneider en guest stars, le public ne suit pas. Trop tard pour jouir de l'effet Nouvelle Vague. Cinéaste trop isolé, trop sensible aussi, Guy Gilles n'est pas suffisamment en prise avec la politique, la société. Il préfère les rêver, et sa contestation, pourtant très forte, se fait dans la douceur. Une chance : l'artiste a pour lui un physique de jeune premier quasi-delonien, un charisme irrésistible qui lui permet de draguer producteurs et acteurs populaires. Macha Méril finance et joue dans son second chef-d'œuvre, Au Pan coupé (1967), tandis que Roger Hanin, Annie Girardot, et surtout Edwige Feuillère hantent Le Clair de terre (1970), son film le plus lumineux, récit d'un jeune Pied-noir qui part sur les traces de sa mère défunte en Tunisie. L'art de Guy Gilles est alors à son faîte : chaque photogramme est un modèle de composition, de cadre, la beauté éclate en un déluge de trouvailles formelles et de geste bouleversants. "Qu'on rie, qu'on pleure, le temps s'en va" : cette phrase, répétée comme un credo déchirant, ouvre le film, et figure la profonde cicatrice qui nourrit l'ensemble de l'œuvre. Mais ce désespoir n'est encore rien comparé au film suivant, Absences répétées (1972). Terrassé par sa rupture avec Jeanne Moreau (son grand amour), sous le coup d'une double tentative de suicide, Guy Gilles signe un des films les plus sombres jamais tournés, en direct du gouffre, au cœur de la dépression. L'histoire d'un adolescent, François, que la dureté du monde a transformé en fantôme. Accro à l'héroïne, alité nuit et jour, François se laisse lentement partir, parce qu'il n'y a pas d'autres solutions, parce qu'il pensait que "la vie était un poème" et qu'on ne transige pas avec cette pureté-là. Des années avant tout le monde, Guy Gilles filme des anges ravagés par la drogue, des jeunes homos inertes, maquillés blanc cadavre, recouverts d'un linceul qui annonce -présage morbide- l'émergence du sida. On caresse des garçons, des filles, mais ça ne suffit pas, l'anéantissement est total, l'utopie foutue, et le cinéaste, à 34 ans à peine, creuse d'ores et déjà sa tombe.
Et pour cause : si Guy Gilles continue de réaliser de magnifiques courts métrages et documentaires (dont un sur Jean Genet), sa carrière commerciale s'apparente à une série de malentendus tristes et de projets avortés. Entre 1974 et 1996, l'auteur tourne quatre longs contre vents et marées, mais quelque chose s'est perdu, la magie n'opère plus que par intermittences. Et la vision d'un film fragile comme Nuit Docile (1987) s'avère à la limite du supportable : Guy Gilles se sait atteint du sida et tout, ici, semble contaminé par l'idée de la décrépitude. La grâce a changé de camp, la jeunesse filmée n'est plus de sa génération, et son acteur fétiche, Patrick Jouané, jadis ado sublime, arbore désormais un visage malade, terriblement marqué, zombie recrachant des mots qui sonnent artificiels. Mais peu importent ces semi-échecs, l'œuvre irréductible de Guy Gilles est de celles qui vous accostent pour ne plus vous quitter, charrie des images et des mots qui sont aussi les vôtres : ceux d'un garçon qui ne se remet pas de son fantasme d'absolu.