Guy Gilles   Cinéaste français (1938 - 1996)
Guy Gilles

" Dans tous ses films, qui sont des films d'amour et de tourment, les personnages luttent contre le mal de vivre, la fuite inexorable du temps, veulent faire de l'absolu avec de l'éphémère. Et même s'ils ne racontent pas la vie de Guy Gilles, ils sont autobiographiques; une suite de rencontres, les blessures inguérissables d'une passion récurrente. "

Jacques Siclier

Entretiens

Guy Gilles, «l'hôme» de nulle part

Propos recueillis par Gérard Langlois
 

Patrick Jouané dans "Le clair de terre"

En ces temps de parfaits relachements éthiques et plastiques, bien incertaine apparaît la situation des poètes-cinéastes, soucieux jusqu'à l'absurde de restituer par leur moyen d'expression, l'angoisse existentielle, avec ses incidentes, gestes esquissés et parfums subtils. Mais il en est qui demeurent et qui, par entêtement, parviennent à faire entrer dans leur crâne meurtri, la Terre entière. Ce n'est plus un regard parmi tant d'autres, c'est le regard qu'il faut poser sur le monde. Le Clair de Terre de Guy Gilles est ainsi une œuvre charnière, à la fois pour son auteur et pour la génération d'où il est issu. Car au-delà de la plénitude plastique, Le Clair de Terre est la vision la plus juste, la plus honnête qu'un Français d'Algérie puisse donner du pays qu'il dut quitter adolescent. Problème épineux s'il en fut jamais, traité à fond, car souvent axé sur l'important phénomène colonialiste. (Je puis d'autant mieux l'affirmer que je suis natif de Tunisie.) L'émotion qui l'emplit, le fait vivre, a permis à Guy Gilles de rendre, dans toute sa beauté, l'amour qu'un homme peut avoir envers une terre, ce qui veut dire aussi tout ce qui en fait l'identité, les hommes, les plantes, les choses.

Entretien
Du style â la vision
" Malraux disait que la forme, c'est l'expression de la sensibilité. C'est ce que nous avons à exprimer qui va permettre de construire l'outil pour l'exprimer, le contraire de ce qu'on croit d'ordinaire. Avoir le clou d'abord et trouver le moyen le plus adéquat pour l'enfoncer ensuite. Certaines de mes convictions plastiques, je les ai simplement trouvées dans la géométrie. Celui qui pense que l'horizon doit être une ligne parallèle à la base de l'écran, est fatalement quelqu'un qui veut traduire une certaine vision harmonique de la réalité, alors qu'un homme comme Orson Welles, en prenant des lignes brisées, veut donner une impression de chaos. Les questions de forme partent toujours du « fond». C'est pour cela qu'elles n'existent pas pour moi. L'inverse est aussi vrai. Faire de « belles images » sur des scènes de guerre n'est pas erroné, car montrer la nature dans toute sa splendeur, c'est insister, bien davantage, sur l'ignominie de ceux qui la mutilent. La séquence la plus révélatrice, à mon sens, de ma vision plastique, c'est celle qui réunit les trois amis dans le jardin public du Marais. C'est ainsi que j'aimerais faire un film tout entier. Arriver à l'épuration totale, pour restituer comme ici, en une suite de cadrages simples, l'aspect “paradis” des lieux, la fin de l'adolescence, les adieux, la fragilité de la fille, le caractère fugitif de cette rencontre, la tristesse contenue.
De toute façon, une image est avant tout l'organisation de formes et de couleurs à l'intérieur d'un cadre, délimité et éclairé. Dès mes premiers films j'ai été amené à m'occuper de la photographie. Je tournais rapidement et en lumière naturelle. En effet quel opérateur traditionnel serait capable, en un temps très court, d'imiter le trait lumineux que le soleil, entrant par la fenêtre ouverte, dessine sur le tapis d'un salon, ou à l'heure du couchant, restituer un balcon de fer forgé, rue de Rivoli, enluminé par les derniers rayons. Au lieu de reconstituer les éclairages, je préfère les capter dans leur beauté fragile et fugitive. Le son a également été travaillé. Toutes les scènes vivantes, spontanées, uniques (comme celle, par exemple, et en dépit des difficultés, sur la chanson de Lucienne Boyer) ont été tournées en son direct, afin d'amener l'émotion d'une voix humaine sur des bruits déjà organisés. Tandis que pour les moments d'intériorité, le son a été doublé, les voix modulées, les visages exprimant déjà beaucoup.

Un portrait d'adolescent
Au départ, je voulais faire entrer ma caméra dans la tête de quelqu'un. Comme c'était impossible de savoir ce qui se passait à l'intérieur, j'ai décidé de brosser le portrait d'un adolescent, à l'aide d'une juxtaposition de séquences. Le père, pied-noir, c'est le pays quitté, et le regret de la mère qui est morte. L'antiquaire, plus âgée, un certain moment de sa vie, un certain désordre et le souvenir de la mère. L'éditeur homosexuel une autre partie de son existence de déraciné, et la mère à nouveau. Maria (Girardot) une première réhabilitation, c'est-à-dire la preuve de la sensibilité de Pierre. Il veut fuir Paris, mais avant il va voir cette femme aussi meurtrie que lui. Le film est un film à thèmes et « Maria » est un volet des gens séparés On aurait pu prendre les mots de Prévert comme titre :”la vie sépare ceux qui s'aiment, tout doucement, sans faire de bruit”. Enfin, Mme Larivière (Feuillère), que Proust considère comme étant le nom lc plus français, c'est à la fois le pays dont il a entendu parler (la Tunisie) mais dont on va lui parler différemment et avec sérénité. C'est l'idée que, pour moi, l'effort à faire pour tenter d’être heureux est plus important que le désespoir de voir les gens mourir. Son départ en Tunisie n'est pas un acte sentimental, mais logique. Il veut connaître le pays dont on lui a parlé.

Une situation ambigüe
Dès l'enfance, j'ai senti l'ambiance méprisable que des élites européennes maintenaient en Algérie. Leur racisme était surtout fait de mépris. Racisme à tous les échelons, les catholiques ne supportaient pas les juifs, les Européens feignaient de ne pas connaître la situation des Arabes. A quatorze ans, j'ai eu une envie folle, au grand étonnement de mes parents, de quitter le pays. Depuis l'indépendance, je suis retourné en Algérie plusieurs fois. J'ai retrouvé cette impression d'harmonie et de réception totale de la beauté du pays que j'avais éprouvée tout jeune. Donc fatalement nous revenons aux notions de la lutte des classes, plus qu'à un quelconque antagonisme racial. C'est en AIgérie que je voulais du reste tourner le film, mais l'autorisation tardant à venir et le film étant commencé, j’ai opté pour la Tunisie, ce qui m'a demandé l'effort d'aller vers l'essence de ce que je voulais dire. Ce n'était plus le jardin Marengo à Alger où j'ai passé des heures merveilleuses, que je filmais, mais un jardin, l’idée du jardin. Le mot exact pour parler de la Tunisie, c'est “douceur”. Les gens y sont accueillants, viennent vous parler. Au contraire de l'Algérie, encore marquée par l'ambiance européenne. Vous pouvez rester deux heures dans un café de Constantine, et comme à Paris, personne ne s'occupe de vous. De nombreux Européens habitent encore en Afrique du Nord. Le personnage du père Garcia est joué par un électricien d'origine italienne qui vit, apparemment heureux, à Hammamet. C'est dans des éléments de son propre décor que nous avons tourné la scène du repas, la scène du temps retrouvé. Ainsi, au contraire de ce qu'on pouvait croire, je me propose d'aller y vivre à nouveau un de ces jours. Ce que je regrette, ce sont les choses qui meurent.

Cannibales en Sicile
C'est sur les conseils de Jean-Pierre Melville que j'ai décidé de sortir un peu de mon univers, de prendre du recul et filmer des adultes. J'ai beaucoup apprécié le roman de Monique Lange, en particulier pour la première scène qui me semblait écrite pour être filmée. Sarah est dans le crématoire du Père-Lachalse. Elle éclate en sanglots dans les bras de son mari. Elle a les yeux fixés vers la cheminée d'où sort de la fumée. Elle sait que sa mère sur son propre souhait vient d'être incinérée. D'après les amis qui ont lu l'adaptation que j’en ai écrite, ce serait en définitive le même film que je referais, l'histoire d'un voyage, de deux adultes encore adolescents, d'où leur charme. Georges Moustaki sera le héros, Jeanne Moreau, l'héroïne, un couple à mon avis inhabituel. J'aime beaucoup la personnalité de Moustaki, c'est qu'un qui prend encore le temps de rêver, c'est très important pour moi. Après, je referai un nouveau film avec Patrick Jouané qui mourra comme à la fin du Pan coupé. Le titre : Absences répétées.