Guy Gilles   Cinéaste français (1938 - 1996)
Guy Gilles

" Dans tous ses films, qui sont des films d'amour et de tourment, les personnages luttent contre le mal de vivre, la fuite inexorable du temps, veulent faire de l'absolu avec de l'éphémère. Et même s'ils ne racontent pas la vie de Guy Gilles, ils sont autobiographiques; une suite de rencontres, les blessures inguérissables d'une passion récurrente. "

Jacques Siclier

Guy Gilles à La Rochelle

Extraits :
Guy Gilles s’est éteint le 3 février 1996 à cinquante-sept ans, au terme d’une vie entièrement consacrée à l’édification d’une œuvre comptant neuf longs-métrages de fiction, plusieurs films documentaires, et une quantité très importante de courts-métrages, réalisés pour le cinéma et la télévision.
C’est peu dire que la méconnaissance et l’oubli ont jusqu’ici été de mise : mal ou pas distribués (L’amour à la mer), interrompus en cours de tournage (La tête à ça) ou purement et simplement inachevés (Néfertiti, son dernier film, dont il manque toujours trente minutes), ses films se sont faits et défaits au prix d’âpres luttes. Objets poétiques déroutants, inclassables, témoins d’une sensibilité à fleur de peau et d’une écriture cinématographique unique, ils n’ont jamais eu de véritable reconnaissance critique et publique. L’histoire du cinéma est tissée de ces rendez-vous manqués, mais le Temps, obsession majeure et sujet de presque tous ses films, le temps qui ne passe pas d’être passé si vite, le temps va peut-être rendre justice, enfin, à une œuvre qui s’est toujours placée sous sa coupe, chagrins et joies mêlés.

Guy Gilles est né en 1938, à Alger. L’adolescence algéroise, c’est deux découvertes essentielles : la peinture, à travers un enseignement suivi à l’école des Beaux-Arts ; et le cinéma, à travers la passion des actrices. En compagnie de son cousin Jean-Pierre (Stora, qui signera la musique de presque tous ses films), le petit Guy passe son temps à courir après les vedettes pour leur arracher des autographes et des photos dédicacées. Ce tempérament exalté et cette débrouillardise à toute épreuve caractériseront l’apprenti cinéaste, qui passe vite à l’acte, en 1958, avec Soleil éteint. Pour parvenir à terminer son film, Guy Gilles sollicite le producteur attitré de la Nouvelle Vague, Pierre Braunberger, qui accepte, et propose de surcroît au jeune homme de continuer l’aventure en produisant deux courts-métrages, Paris un jour d’hiver et Chansons de gestes. Entre-temps, Guy Gilles est retourné à Alger pour tourner Au biseau des baisers, son deuxième court-métrage. Plus jamais il ne tournera dans son pays. La terre d’origine va devenir un véritable paradis perdu, mais cet impossible retour aux sources ne prendra pas seulement la forme d’une nostalgie pied-noir : plutôt celle d’un territoire à rêver, à reconstruire dans le souvenir, grâce au cinéma.

Gilles fait ainsi ses armes dans le Paris du milieu des années 60, en travaillant comme assistant de Demy (sur le sketch La luxure tiré des Sept péchés capitaux) et surtout de François Reichenbach. Il est successivement assistant réalisateur, assistant opérateur, opérateur, monteur, expérimentant tous les postes liés à la réalisation d’un film. Il saura s’en souvenir dès son premier long-métrage, L’amour à la mer, réalisé dans des conditions extrêmement précaires, sur trois ans, à partir d’un assemblage de financements destinés au départ à plusieurs courts-métrages. Une fois achevé, le film ne trouve aucun distributeur, malgré des prix aux festivals de Locarno et de Pesaro.
Deux ans après, en 1967, Gilles parvient à tourner Au pan coupé grâce à son interprète principale, Macha Méril, qui a fondé une maison de production pour les besoins de la cause. Cette fois, le réalisateur a définitivement trouvé son style, ses thèmes, et surtout son acteur, Patrick Jouané, qui sera présent dans presque tous ses films.
« C’est un film selon mon cœur, un film où la mémoire affective et la nostalgie s’échappent sans retenue, et n’obéissent à aucun parti-pris formel. Je fais des films comme on écrit des vers, comme on se sert des pinceaux. Au Pan coupé ne s’adresse à mon avis qu’à la sensibilité. C’est un film rêvé, écrit et réalisé à rebours de toutes les modes. À mes risques et périls, je suis pour ce cinéma subjectif, où la sincérité et l’émotion l’emportent sur ce “qui se fait“, sur ce que l’on commente dans les très érudites dissertations sur le “nouveau cinéma“ » (1). On ne saurait mieux résumer la position du cinéaste : une certaine esthétisation du monde, un divorce consommé d’avec toute vision intellectualiste, une ferme revendication du cinéaste comme artiste, n’ayant de compte à rendre qu’à sa propre sensibilité.
Cette arrogance insouciante, cette indépendance d’esprit, associées au bonheur de vivre par et pour le cinéma, vont permettre à Guy Gilles de réaliser, entre 1967 et 1972, ses plus beaux films. Il faut voir comment Ciné bijou s’écarte des voies du reportage traditionnel et détourne la commande initiale pour se faire la traque d’un visage (celui de Patrick Jouané), la quête d’un alter ego ou d’un être aimé. C’est un cinéma à la première personne : Le partant se laisse aller à une dérive muette et rêveuse, à ce point intime que le statut de la fiction y devient friable, incertain. Mais c’est aussi l’époque, qui permet au cinéaste de travailler avec autant de liberté : côté cinéma, les salles diffusent encore des courts-métrages en avant programme (Un dimanche à Aurillac, Côté cour côté champs); et l’ORTF abrite pour un temps une série d’émissions et de producteurs exigeants : Roger Stéphane et Pour le plaisir (Ciné bijou, Le pop age), Daisy de Galard et Dim Dam Dom (Le partant), un peu plus tard Hélène Martin et Plain Chant (Saint, poète et martyr).

Cet aller-retour entre le cinéma et la télévision, Guy Gilles devra le pratiquer jusqu’au bout : après 1972 et l’échec public d’Absences répétées – film cher à son cœur, encore une fois très personnel - pourtant produit et distribué par Gaumont, le cinéaste aura de plus en plus de difficultés à financer ses films. C’est contre vents et marées qu’il parvient à tourner Le Jardin qui bascule en 1975, Le crime d’amour en 1982 et Nuit docile en 1987. Mais c’est aussi dans ses travaux pour la télévision qu’il continue à creuser un sillon toujours intransigeant, d’où émergent encore un documentaire à Mexico (La loterie de la vie), une fiction en forme de récit d’apprentissage (Un garçon de France), et un reportage pour Cinémas Cinémas, Où sont-elles donc ?, sur les stars tant aimées des années 40.

C’est entre la première période, pleine encore des rêves de jeunesse, et la seconde, celle des échecs personnels et parfois esthétiques, c’est-à-dire précisément entre Au pan coupé et Absences répétées, que Guy Gilles a réalisé son film le plus connu, Le Clair de terre. Récit du retour à la terre natale et quête romantique de la mère disparue se mêlent en un parcours initiatique sur les routes de France et de Tunisie, au terme duquel se fera une rencontre fondamentale. Edwige Feuillère, droit sortie des films qui ont bercé l’enfance de Gilles, y est l’incarnation d’un autre cinéma, d’une autre vie, passée, lointaine. Son inscription dans le film et dans l’univers du cinéaste n’est cependant pas qu’une réconciliation magique entre deux époques différentes, entre deux temps du cinéma, c’est une véritable réparation vis-à-vis de ce que l’existence a pris. S’il est des deuils impossibles, le cinéma peut toujours panser les plaies, au moins provisoirement, en faisant revenir les disparus. C’est la pierre de touche de tout l’édifice. Au fond, Guy Gilles n’a filmé que cela : des disparus, une humanité toujours déjà morte, uniquement saisie par bribes, comme un corps désarticulé, disjoint, dispersé.
Cette caractéristique de l’écriture - plans fixes très courts, très serrés, donnant aux scènes une dimension exclusivement mentale - fait du Clair de terre un véritable voyage dans l’au-delà, hanté par la mort tragique et le suicide, et en même temps irradié par la possibilité du retour des êtres chers. « Il faudra revenir me voir, Pierre », dira Edwige Feuillère au moment des adieux : oui, toujours il faudra revenir, parce que l’absence pèse trop lourd, parce que le manque est trop fort aux héros de Guy Gilles. C’est une constante de l’œuvre : toute sa vie (2) le cinéaste aura peint ce type de personnage, jeune, inadapté, asocial, parfois révolté, aux confins du mutisme et de l’autisme, prisonnier de ses rêves et du passé.

(...)

Gaël Lépingle

(1)Extrait d’un entretien avec Henry Chapier dans Combat, 7 février 1968.
(2)En tout cas dans ses trois films les plus importants, Au pan coupé, Le Clair de terre et Absences répétées.