Guy Gilles   Cinéaste français (1938 - 1996)
Guy Gilles

" Dans tous ses films, qui sont des films d'amour et de tourment, les personnages luttent contre le mal de vivre, la fuite inexorable du temps, veulent faire de l'absolu avec de l'éphémère. Et même s'ils ne racontent pas la vie de Guy Gilles, ils sont autobiographiques; une suite de rencontres, les blessures inguérissables d'une passion récurrente. "

Jacques Siclier

Guy Gilles ou " L'odeur de l'herbe "

Par Alain Sanzio

Guy Gilles à Alger

Depuis quinze ans, un réalisateur construit, hors des modes et, hélas, trop souvent loin du grand public, ce qu'il faut bien appeler une œuvre : cet homme, c'est Guy Gilles, remarqué dès son premier film, en 1968, par un extraordinaire découvreur de talent, Jean-Louis Bory. Souvent couronné depuis (prix Jean Vigo, grand prix au festival d'Hyères, à Locarno, César 77 du meilleur documentaire) et qui, en six longs métrages a imposé sa personnalité. Guy Gilles est un des rares jeunes réalisateurs - il est né en 1938 - a avoir donné naissance à un univers original, produit d'une symbiose un peu imaginaire entre scénario, mise en scène et direction d'acteurs.
C'est un homme d'images a fort justement remarqué Jean Tournier, l'auteur de l'excellente biographie de Carson McCullers, Retour à Nayak; de fait, on pourrait croire qu'il pense par images, qu'il écrit en images et, évidemment qu'il filme ainsi. C'est en ce sens qu'il est à proprement parler un auteur dont quelques minutes de projection suffisent à identifier la manière : je pense notamment à ses émissions de télévision qui lui ont déjà permis de réaliser quelques petits - par la durée - chefs-d'œuvre. Mais ces images ne sont ni gratuites, ni esthétisantes comme chez tant d'autres qui croient pouvoir compenser la vacuité du propos par le clinquant de la forme. Ces images composent un monde peuplé de femmes mûrissantes dont la beauté s'étiole, d'enfants exubérants, innocents, heureux donc pour quelques temps encore, de souvenirs nostalgiques d'un passé mythifié, autour de fragiles adolescents rêveurs, à la recherche d'un absolu qui serait peut-être le temps immobile. Très tôt, Guy Gilles s'est vu qualifié de cinéaste littéraire et, spontanément les références à Proust ont surgi. Proust, qu'il devait évoquer, de façon étonnement proustienne d'ailleurs, dans un film pour la télévision. Pourtant Guy Gilles est le contraire d'un cinéaste littéraire : il ne met pas en images des textes, il ne transpose pas une écriture littéraire en écriture cinématographique, il s'exprime d'emblée cinématographiquement. Littéraire, il l'est, si l'on tient à ce label par la densité du propos, l'originalité de son expression et la personnalité de son univers qui en effet appellent la référence à des écrivains comme Proust ou Genet. C'est pourquoi écrire sur Guy Gilles, mettre en mots ses films, c'est le trahir tant cette œuvre n'est pas transposable hors de son mode d'expression. Jean-Louis Bory écrivait à ce propos : Guy Gilles filme l'odeur de l'herbe...

De fait, chacun de ses scénarios peut être résumé en quelques lignes apparemment banales ; un jeune garçon, incapable de supporter le monde, cherche à s'en évader : ici, suivant les films interviendrait une variante : la rencontre avec un marin (L'Amour à la mer), le retour à la terre natale (Clair de Terre), l'isolement et la drogue (Absences répétées), la passion mythique (Le Jardin qui bascule), la création (Le crime d'amour). Cette errance, dans le temps et les choses apparaît dès le premier long métrage de Guy Gilles, L'Amour à la mer, présenté pour la première fois au festival organisé par l'Escurial en 1980 : ce film, construit sur quatre saisons, est l'histoire d'un marin revenant d'Algérie, naviguant entre Brest et Paris et surtout entre l'amour pour une jeune fille et l'amitié pour un jeune marin (joué par Guy Gilles)... Au cours d'une longue nuit dans Paris, peuplée de tous les fantômes gilliens, le marin retrouvait la jeune fille au petit matin et décidait de la quitter.
On retrouvera ce thème, plus ou moins développé dans les autres films. Ainsi, dans Le Clair de Terre, Pierre Brumeu (P. Jouané) quitte Paris, où abîmé par la vie, il végète médiocrement, pour la Tunisie : il connaîtra une quasi résurrection. En revanche dans Absences répétées, l'errance s'achève dans la mort, au moment même où le héros semblait commencer à retrouver le goût de vivre : les quelques phrases écrites sur les murs de sa chambre allaient, quelques années plus tard donner naissance au roman de Jean Doit dans Le crime d'amour. Comme dans Absences répétées, la mort est la conclusion obligée du Jardin qui bascule: Karl (P. Jouané) s'est évadé de son univers de petit voyou parisien et rencontre la créature de rêve (Delphine Seyrig) qui hantait son imaginaire. La fête foraine du début du film, lieu cher à l'auteur puisqu'on le retrouve dans Absences répétées et La loterie de la vie, se prolonge dans ce jardin extraordinaire qui basculera inévitablement ; mais Karl, après ce moment essentiel, ne pouvait retomber dans les médiocres artifices des fêtes populaires. Au contraire, dans Le crime d'amour, Jean Doit réussira, car il sera parvenu à créer son propre monde : tout le film est peut-être le roman que nous le voyons en train d'écrire dans la séquence finale.

Evidemment, Guy Gilles ne saurait être réduit à la trame de ses films, même lorsqu'elle est très élaborée comme dans Le crime d'amour. L'essentiel est bien sûr l'odeur de l'herbe... Une photographie, une chanson arrachée à la mémoire, un regard furtif, un désir, un frôlement, la sensualité trouble de ces corps qui ne se trouvent jamais, la magie de ces stars d'antan, la fulgurance de la passion et la mort qui rôde...
De même, l'adolescent rêveur qui hante l'univers de Guy Gilles n'est pas réductible au stéréotype d'une certaine imagerie homosexuelle : son héros n'est pas l'éphèbe mythique que poursuivrait inlassablement un Guy Gilles Pygmalion. Derrière cette apparence physique, il est vrai strictement codée, qui impose de nouveaux visages au fil des années (Patrick Jouané, Patrick Penn, Jacques Penot) il existe un être de chair et de sang où s'incarnent à la fois l'auteur et son imaginaire, le rêve et le réel, le quotidien et l'absolu. Fréquemment d'ailleurs, Guy Gilles dédouble ses héros pour mieux exprimer cette gémellité contradictoire. De cette tension constante, de cette opposition permanente surgit la vérité de cet univers fragile qui nous émeut si fort.
Guy Gilles nous touche au plus profond de nous car le monde qu'il crée est celui-là même que chacun cherche confusément : ni le monde sordide et oppressif où s'enracinent les œuvres d'un Pasolini, d'un Genet et de tant d'autres, ni le monde naïvement repeint à l'eau de rose qui surgirait de la libération gaie... Un univers au-delà de la guimauve gaie comme de la noirceur héroïque, au-delà des discours rationnels et des codes sociaux, celui de nos rêves d'adolescents auxquels nous n'aurions pas renoncé... Nostalgie ou futur ?

Alain Sanzio
Masques, 1982. D.R.