Guy Gilles   Cinéaste français (1938 - 1996)
Guy Gilles

" Dans tous ses films, qui sont des films d'amour et de tourment, les personnages luttent contre le mal de vivre, la fuite inexorable du temps, veulent faire de l'absolu avec de l'éphémère. Et même s'ils ne racontent pas la vie de Guy Gilles, ils sont autobiographiques; une suite de rencontres, les blessures inguérissables d'une passion récurrente. "

Jacques Siclier

Rencontre autour de Guy Gilles

(5 juillet 2003)

Macha Méril, comédienne, joue dans "Au Pan Coupé" et dans "Le Crime d'amour",
Jean-Pierre Stora est le cousin de Guy Gilles, compositeur de la musique de presque tous ses films,
Gaël Lépingle, spécialiste du cinéaste, a créé le site Internet sur Guy Gilles.

Prune Engler : Nous sommes tout particulièrement heureux que vous ayez été si nombreux à venir voir ces films. Je crois que, malheureusement, Guy Gilles a fait ses films trop tôt, qu’il ne les a pas faits au moment où on était prêts à les voir, à les comprendre, à les aimer. Et nous sommes également heureux de l’initiative d’un distributeur, Jean-Jacques Varret des Films du Paradoxe, qui souhaite ressortir ces films en salles. Donc voilà, l’œuvre de Guy Gilles renaît et c’est vraiment une joie immense. Je vais passer la parole à Macha d’abord et puis ensuite vous pourrez poser des questions à ces trois intervenants.


de gauche à droite : Gaël Lepingle, Macha Méril, Jean-Pierre Stora et Prune Engler

Macha Méril : Alors vraiment, merci et bravo d’avoir eu cette initiative, parce que c’était le bon moment apparemment de rappeler l’existence de ce cinéma. J’ai rencontré pas mal de gens dans la rue, des jeunes, qui gardent comme souvenir principal de cette session de La Rochelle, Guy Gilles. Alors ça me touche profondément, parce qu’évidemment, moi, je le savais, mais je ne le savais pas à ce point. Et ce matin, j’ai revu "Au Pan Coupé", ça m’a bouleversé, parce que 37 ans... je ne sais pas si vous vous rendez compte de ce que ça veut dire. Qu’est-ce qui se passe sur un visage en 37 ans ? Et j’y ai compris des choses que je n’avais pas vues au moment où je faisais le film. Je pense toujours que les gens qui font des films ne savent pas ce qu’ils font, et qu’ils communiquent des choses tout à fait instinctives, et surtout le cinéaste, bien sûr. Comme je l’ai dit tout à l’heure, en présentant le film, Guy était quelqu’un qui faisait un cinéma très singulier, et, déjà à l’époque, il était hors norme. Quand il proposait un film à des comédiens, souvent à des comédiennes... parce que les comédiennes ont été plus généreuses avec lui que les comédiens, il avait moins de mal à les mobiliser parce qu’évidemment tout ça était tourné dans des conditions difficiles, quasiment bénévoles, sans temps de tournage, sans production si on peut dire, et je pense que les femmes qui font du cinéma, les actrices, sont plus à l’écoute des cinéastes et plus larges d’esprit que les hommes en général. Donc il nous a plus rapidement convaincues nous. Il disait ça, en tout cas c’est ce qu’il m’a dit : "j’ai envie de te filmer". Il ne me parlait ni du scénario, ni de l’histoire, mais la chose qui comptait le plus pour lui, c’était les visages, les parcours et surtout les promesses qui sont dans un visage. Et ce qui nous charme dans son cinéma maintenant, c’est justement ce qui manque cruellement dans les films qu’on fait aujourd’hui, c’est-à-dire cette partie du chemin que doit faire le spectateur vers le film, c’est le crédit qu’il donne aux spectateurs. Et en filmant avec insistance, et non pas répétition, un visage, il nous donne la possibilité d’entrer dans l'intimité extrêmement profonde d’une personne. Je crois aussi qu’il y a quelque chose d’incroyable dans le cinéma, c’est qu’on voit dans le visage d’un acteur ou d’une actrice, en très gros plan, sur un écran, plus de choses que dans le visage de la personne avec laquelle on vit, car la personne avec laquelle on vit prend des précautions, vous ménage, ne vous montre pas ses souffrances, ne vous montre pas son intimité, on les perçoit parce qu’on a des sentiments mais un personnage au cinéma c’est beaucoup plus pour nous, beaucoup plus dirigé vers le spectateur. Je trouve que, dans le cinéma de Guy Gilles, c’est exprimé par excellence. Il y a trois cinéastes qui ont parcouru les mêmes zones que Guy Gilles : c’est Godard, Agnès Varda et Marguerite Duras. Et je trouve des liens entre ces quatre cinéastes qui ont usé de la liberté, c’est-à-dire d'une écriture cinématographique tout à fait libre, comme une partition musicale, c’est en images quelque chose comme une musique. On juxtapose des plans au gré de la valeur des plans, mais pas au gré du sens du film ou de la dramaturgie, tout ça c’était des héritages du roman, de la pièce de théâtre, de là où le cinéma est né, et dans l’histoire du cinéma, il y a comme ça une progression vers cette liberté-là. Jacques Baratier, avec qui j’ai fait le film "Rien voilà l’ordre", est de cette famille-là aussi, c’est ce qu’on appelait la caméra-stylo. Dans le cas de Guy Gilles, quel stylo ! Parce que c’était un fréquentateur des poètes, un homme profondément cultivé, c’est ce que j’appelle la culture, car il avait fait de l’œuvre des autres, sa chose, il avait vraiment absorbé Rimbaud, Carlson Mc Cullers, tous les gens qu’il cite, mais ce ne sont pas des références. C’est un peu comme Godard, Godard il y a plus de froideur, parce que Guy Gilles était un homme du sud, un homme de la Méditerranée. Pour lui les sentiments comptaient, et communiquer des sentiments, ça comptait, mais avec beaucoup de respect pour le spectateur. Et je pense que tous ici ont perçu ça, cette dignité qu’il nous donne à nous, spectateurs, de faire un bout de chemin, d’aller vers ces visages, vers ces personnages. Tout n’est pas dit, rien n’est expliqué. L’histoire, on ne peut pas dire qu’il y ait d’histoire, il y en a une quand même, des petits éléments, presque comme dans un polar très habile, donc il y a aussi une construction littéraire mais je pense tout simplement, comme a dit Prune, qu’il est arrivé trop tôt dans l’histoire du cinéma. Il a poursuivi une idée qui aurait dû triompher et qui malheureusement a été vaincue par un autre cinéma, plus explicatif, plus politique. Rappelez-vous qu’après, dans les années 70-80, on a eu Costa-Gavras, Claude Sautet, Ken Loach, c’est-à-dire des films où on vous martèle des idées en tête, où on vous oblige à penser comme eux. Enfin, je suis un peu sévère, mais c’est pour simplifier, pour situer un peu les courants. Et donc il a été complètement inondé par cet autre mouvement de cinéma, et il a eu du mal jusqu’à la fin. J’ai fait un autre film extraordinaire avec lui qui s’appelle "Le Crime d’amour", et qui était une tentative d’être un peu plus public, mais il ne savait de quoi c’était fait la rencontre avec le public. Lui, il ne savait qu’une seule chose, c’était s’exprimer. C’était vraiment un artiste.

Jean-Pierre Stora : Je suis totalement d’accord avec ce que vient de dire Macha, et il y a une chose que je trouve très vraie et que je reprends à mon compte, c’est ce que Macha vous a dit tout à l’heure : quand on fait quelque chose, on n'est peut-être pas conscient de ce que l’on fait, au moment où on fait cette chose. Moi je suis intervenu professionnellement dans le cinéma de Guy pour avoir écrit, pour ainsi dire, la totalité des musiques de ses films. Guy et moi étions cousins germains, nos mères étaient sœurs. On a été élevés ensemble, donc on a fait toutes les polissonneries possibles et imaginables depuis le jeune âge, avec notre découverte commune du cinéma, de la musique, cette passion qui nous a nourris communément. C’est à lui que je dois d’écrire pour le cinéma - j'ai travaillé ensuite avec bien d’autres réalisateurs, dont Gérard Blain dont le cinéma est quand même assez proche de celui de Guy - parce que j’écrivais des musiques, et pour moi ces musiques étaient destinées à des chansons. Nous étions à Paris tous les deux depuis un an. Guy démarrait son premier long métrage "L’Amour à la mer", j’écrivais à ce moment-là une chanson sur un texte d’un jeune auteur qui était très en vogue à l’époque, qui s’appelle Banouchka, et je montre à Guy cette chanson. Il me demande de rejouer, de rejouer… en me disant "oublions le texte, c’est la musique de mon film". Je lui ai dit "mais je ne sais pas écrire une musique de film" et il m’a répondu "c’est mon premier film, ce sera ta première musique de film". Et donc, cette complicité que nous avons toujours eue, nous l’avons entamée, nous l’avons prolongée au travers de ses œuvres cinématographiques. Et j’en reviens à ce que je disais tout à l’heure, quand je disais "quand on fait quelque chose, on n’est pas toujours, et même jamais, conscient de ce que l’on fait, au moment où on le fait". Lorsque j’ai écrit les musiques pour les films de Guy, je n’étais pas du tout conscient de ce que musicalement j’écrivais. C’était cette complicité où j’écrivais un thème musical à partir, même pas d’un scénario écrit, à partir de l’idée du film qu’il allait entreprendre, qu’il allait écrire. Et c’est peu à peu que cette musique s’élaborait, et puis se peaufinait en fonction de l’ajustement des plans, du scénario, du tournage, du montage. Et je dois dire que j’ai revu avec énormément d’émotion, en particulier, ce matin, "Au Pan Coupé". Bien évidemment, j’ai revu avec beaucoup d’émotion les autres films, mais les autres films, je les ai revus assez souvent, il n’y a pas encore très longtemps. "Au Pan Coupé" est un film que je n’avais pas revu, peut-être depuis 15 ou 20 ans, et je dois dire que ça été une sorte de re-découverte, je ne dirai pas du cinéma de Guy, mais du film, de Macha. Je dois le dire, et ce n’est pas pour la faire rougir, mais parce que c’est vrai, qu’une nouvelle fois, je l’ai trouvée sublimement belle dans le film, sublimement juste et sublimement en osmose avec le sujet, avec le scénario, avec les images de Guy. Et je dois en même temps remercier toute l’équipe du Festival, Prune Engler, Gaël Lepingle, d’avoir fait en sorte qu’enfin les films de Guy existent pour un public qui n’est pas obligatoirement qu’un simple public de cinéphiles, comme souvent ça a été le cas hélas, à Paris ou en province, avec une limitation des entrées avec ceux qui étaient des puristes du cinéma. Notre collaboration avec Guy était très particulière, je vous l’ai dit. Nous avions des relations chaleureuses, amicales, affectueuses, et puis parfois dures, comme deux gamins qui continuent à vivre leur vie de gamineries quoique nous ayons eu 20 ans, 25 ans, 30 ans et x années de plus. Et on discutait ensemble de ce que devait être définitivement la musique du film. Et je dois vous raconter une anecdote par rapport justement à la musique du "Pan Coupé". Nous avions conçu cette musique et j’avais écrit la musique de A à Z à trois temps, en tempo de valse. Un orchestrateur m’avait été recommandé par Paul Mauriat, il avait fait les arrangements musicaux pour "L’Amour à la mer", nous en avions été très satisfaits et donc nous lui avions fait totalement confiance pour "Au Pan Coupé", qui est le deuxième film de Guy. Et puis, lorsque nous sommes en studio, avec 28 musiciens, Guy et moi nous écoutons, pour la première fois la musique que j’avais écrite, et Guy me dit "qu’est-ce qui se passe ?". Et ce qui se passait, c’était que l’orchestrateur, sans nous avoir demandé la moindre chose, avait transformé cette musique de trois temps en musique à quatre temps, et comme Guy était un puriste, et je crois que je le suis aussi, nous avons conservé selon les directives que j’avais données pour certaines séquences, notamment lorsque Patrick dit "Jeanne, je meurs" et qu’il y a la répétition de ces plans, c’est à partir de cela que j’avais décidé que la musique puisse avoir un côté violent avec un quatre temps. Mais je tenais à ce que dans les scènes intimistes et notamment dans les scènes où il y a le piano, où Patrick Jouané embrasse le cou de Macha, je voulais que la musique fût à trois temps. Et bien, ce que l’on a fait, comme on était toujours des petits garçons polissons, on a exigé qu’une partie de la musique fût réenregistrée et nous avons réenregistré à trois temps toute une partie de la musique.

Macha Méril : Parce qu’il faut que vous sachiez que les films étaient faits vraiment avec des moyens minuscules, pour ne pas dire inexistants. Et il était impensable de réenregistrer, de retourner des choses, d’avoir des jours de montage en plus, tout ça c’était des tours de force. Je pense qu’un des grands talents d’un cinéaste comme Guy Gilles, c’est d’avoir tenu tête à toutes ces difficultés-là, c’est immense comme effort. Il faut avoir suffisamment de ténacité et d’autorité sur l’entourage pour obtenir ce qu’on veut. Et ça, Guy, il l’avait. Et c’est à ça qu’on reconnaît les vrais auteurs, c’est-à-dire qu’ils ne flanchent pas. Alors on dit mauvais caractère, mais c’est en réalité une exigence très profonde, très forte, à laquelle il faut qu’ils obéissent. Aujourd'hui, qui serait l’équivalent de Guy Gilles et d’autres auteurs comme lui, je voudrais bien que vous me disiez où ils sont.

Prune Engler : Gaël, j’aimerais que tu nous dises comment t’es venue cette passion pour Guy Gilles, cet effort que tu as fait pour défendre ses films, pour trouver des gens qui puissent les diffuser.

Gaël Lépingle : Guy avait un frère, Luc Bernard, dont vous avez peut-être vu le documentaire "Lettre à mon frère", quand Guy est mort, début 1996, il y a eu extrêmement peu d’hommages, il y a eu un petit papier, dans Les Cahiers du Cinéma, de Jean-Claude Guiguet. Six mois après, le cinéma Max Linder à Paris, qui était à l’époque tenu par un cinéphile et cinéaste qui s’appelle Jean-Jacques Zilbermann, a fait une journée d’hommage aux films de Guy Gilles. Alors que c’était dans le cadre du Max Linder fait son cinéma, entre "Laurence d’Arabie", "Autant en emporte le vent" et "Spartacus", il y avait une journée Guy Gilles. Et moi j’y ai été, j’ai découvert "Le Clair de Terre" sur le grand écran du Max Linder, ce qui est quand même un sacré choc. Et, en sortant, il y avait un vieux monsieur avec une caméra qui demandait aux spectateurs "alors est-ce que ça vous a plu", et qui nous disait "si ça vous a plu, je prends votre nom et votre adresse et je vous tiens au courant s’il y a d’autres films qui sont projetés". Je me disais, c’est quand même le niveau 1 de la distribution ! C’était incroyable : l’écart entre le choc esthétique que je venais de subir avec "Le Clair de Terre" et ce monsieur qui courait après les spectateurs. Je me suis effectivement demandé ce qu'il se passait. Et c’est comme ça que j’ai rencontré Luc, le frère, et on s’est mis à travailler ensemble pour faire quelque chose.

Spectateur : C’est une question qui s’adresse à Macha Méril, Jean-Pierre Stora et Gaël Lépingle : j’aimerais que vous me parliez un peu de Patrick Jouané, qui a été une autre découverte dans les films de Guy Gilles.

Macha Méril : Patrick était un proche de Guy, c’est vraiment Guy qui l’avait découvert. Comme Pialat avait eu cette intuition avec Sandrine Bonnaire qui n’était pas destinée à être actrice, Guy avait eu cette forte sensation sur la photogénie et ce qu’exprime le visage de Patrick Jouané. C’étaient surtout les visages qui intéressaient Guy. Et puis aussi le parcours de ce garçon qui est un peu raconté dans "Au Pan Coupé", il y a beaucoup de choses qui sont vraies. Alors l’histoire des fugueurs… C’est pas James Dean, c’est pas "Rebel Without a Cause", mais ce sont les enfants de James Dean quand même. C’est-à-dire que c’est moins social, c’est plus intérieur, c’est plus des mal-êtres qui bien entendu découlent de la société, mais qui sont plus de l’ordre de la réponse au système qui nous oblige à nous développer individuellement, c’est l’individualité qui naissait. Je pense qu’à partir de ces années-là a commencé un peu l’effondrement du groupe, du parti politique, du couple et de tout ce qui est collectif, et qu’a commencé, au contraire, et c’est ça la grande intuition qu’a eue Guy Gilles, l’exaltation et l’épanouissement de l’individu, qui pour certains est une tâche insurmontable. Donc, évidemment, il y a des gens qui restent sur le carreau et c’est ça qui a intéressé Guy Gilles. Ce que je trouve formidable dans la distribution, je parle d’"Au Pan Coupé", mais les autres films qu’a fait Patrick Jouané aussi, c’est que, dans les gens structurés, Guy Gilles a pris des comédiens professionnels et, dans les déstructurés, pour simplifier, il prenait Patrick ou des non-professionnels, ou des gens qui étaient ses copains. Et ça donne un effet très saisissant, parce qu’ils ne jouent pas de la même façon, et dans le film "Au Pan Coupé", c’est comme deux eaux qui ne se mélangent pas, comme deux écoles qui ne peuvent pas se rencontrer, et c’est le sujet même du film, donc c’est génial. Ce que Patrick dégageait - hélas il n’est plus de ce monde, décidément nous sommes entourés de fantômes - on pouvait l’aimer ou ne pas l’aimer, il pouvait déplaire, il y avait des gens à qui il déplaisait profondément mais c’était aussi les gens à qui déplaisent tous ceux qui ne se conforment pas. Agnès Varda dit à propos de son personnage dans "Sans toit ni loi" que c’est l’odeur, les gens qui n’aiment pas les gens sales. C’est une façon simple de dire ça, c’est-à-dire qu’il y a autour de ces gens qui n’acceptent pas les règles de la société, quelque chose qui nous repousse mais qui nous attire aussi. C’est ce que Guy Gilles a exalté dans tout son film, et d’ailleurs dans tout son cinéma : la beauté des sentiments, la beauté des personnages, la beauté des images, mais une beauté qui n’est pas consensuelle, esthétique, mais celle qui nous aide à vivre. Je disais tout à l’heure à un journaliste que c’est ce qui nous manque aujourd’hui cruellement dans l’art, c’est cette force qu’a la beauté et ça ne veut pas dire que c’est quelque chose de mou et de gratuit. La beauté, elle est essentielle. Nous avons besoin de croire en quelque chose, alors on peut appeler ça la foi, la croyance, les convictions, mais c’est la beauté, en tout cas à mes yeux.

Jean-Pierre Stora  : Je pourrais dire quelques mots à propos de Patrick Jouané, que j’ai évidemment très bien connu. Patrick, on découvre beaucoup de son moi profond au travers des films de Guy. Et précisément, comme Macha vient de l’expliquer, Guy avait le talent de prendre des acteurs professionnels et des non-professionnels à qui il demandait de devenir ou d’être, plutôt que de devenir, un personnage et quand je dis d’être un personnage, souvent d’être leur personnage. Lorsque l’on parle notamment dans "Au Pan Coupé" de la séquence où Patrick dit "la prison à 15 ans, je ne pourrai jamais l’oublier", c’est quelque chose de vrai, c’est quelque chose que Patrick a vécu avec une déstabilisation qu’il a portée en lui, je dirai peut-être tout au long de sa vie, avec en même temps un côté merveilleux, un côté enfant croyant à la vie, croyant à la beauté des choses. Et c’était, je crois, cette dualité de sentiment d’une prison qu’il ne pouvait pas oublier et qu’il ne voulait pas oublier, et peut-être il ne voulait pas l’oublier parce qu’il ne pouvait pas l’oublier. J’aime bien l’expression de Macha lorsqu’elle dit "ce n’est pas James Dean, mais les enfants de James Dean". Oui ! Patrick était un enfant de James Dean, comme bien d’autres personnages dans les films de Guy. Et je retiens, dans ce que disait Macha également, je parle de "Clair de Terre", où, de la même manière, bien sûr nous avons à nouveau Patrick, mais nous avons autour de Patrick des gens qui ne sont pas des professionnels, je pense notamment à Jacques Zanetti face à des gens comme Feuillère, Hanin, et c’est ça qui fait en même temps la sublématie de l’osmose de l’ensemble des personnages, de l’ensemble des acteurs dans un même film de Guy.

Spectateur : Je vous remercie de m’avoir fait découvrir Guy Gilles, parce que je crois que je mérite une gifle : en 1996, j’ai été au Max Linder voir "Orange Mécanique" et j’ai raté la journée Guy Gilles ! J’ai vu "Au Pan Coupé" et ce que je trouve merveilleux, c’est ce montage : il filme une porte, une fenêtre, et même quand vous parlez des fleurs, on a l’impression de les sentir. Vous parlez de cinéaste, moi je parlerais plutôt de nouvelliste du cinéma, je ferais référence plutôt à Maupassant. Ça se sent aussi dans "Le Clair de Terre", quand il parle de son pays.

Macha Méril : Ça c’est parce que c’était un homme du Sud. Il y avait une chose qu’il aimait beaucoup : il ne conduisait pas mais il adorait rouler. Très souvent, il me disait "viens, on va aller en voiture et on va rouler". Et on allait, et il regardait. C’était déjà des images en mouvement, des paysages qui défilaient. Je crois qu’il aimait à la fois ces choses qui passent et en même temps détailler chaque chose que peut-être quelqu’un d’autre n’aurait pas vu. Déjà, il s’imbibait d’images qu’il aurait filmées. C’est un cinéaste à l’état pur. C’est comme s’il avait eu tout le temps une caméra à la main. Dans "Au Pan Coupé", il avait un caméraman, mais d’habitude c’était lui qui tenait la caméra, et très souvent il ne résistait pas, il chassait le caméraman et prenait sa place, parce qu’il faisait corps avec la caméra. Il avait fait énormément de documentaires, de courts métrages, avec François Reichenbach, pour la télévision, pour Roger Stéphane. Son école, ça a été le documentaire, disons le film sans narration. Je veux préciser que les films de Guy étaient très écrits, nous avions un vague scénario, mais les textes étaient écrits et il fallait les apprendre. Il était aussi très précis sur la façon de les dire. Nous étions à l’époque, je le répète, de "Hiroshima mon amour", de Marguerite Duras, où on a essayé de rendre moins réaliste la diction au cinéma. Alors il aimait beaucoup que nous disions les choses avec des intonations fermées, les phrases étaient fermées. Je trouve ses films très musicaux, ils sont vraiment construits comme des partitions musicales.

Spectateur : Justement, je voulais revenir sur la partie musicale, car pour moi ce sont des films écrits un peu comme des partitions musicales, où à la fois il y a beaucoup de sensualité, de pudeur, de deuil impossible, de mélancolie, mais qui sont rendus avec quelque chose de très vivant, de très épidermique, où on a l’impression de sentir des odeurs… Je voulais savoir comment ça se passait avec la musique, en ce sens, que par moments, j’avais l’impression que les choses extrêmement fortes, qui n’étaient pas dites avec les mots, arrivaient à être transmises par la musique. Comment se faisait l’alchimie entre la musique et les images ?

Macha Méril : Je voudrais dire un petit mot avant, c’est que Guy était un grand amoureux du cinéma américain, de Mankiewicz, ce qui n'était pas du tout à la mode à l’époque. Il aimait les grands films, il aimait "Autant en emporte le vent". Il y a un cinéaste qui dit les mêmes choses mais qui, à mon avis, fait un cinéma infect, c’est François Ozon. Il prétend avoir une filiation avec ce cinéma-là, et qui en réalité n’en fait que la photocopie, parce que c’est la vulgarité même, parce que c’est fait de piochage : on va piocher dans un autre cinéma et on comprend que les choses les plus colorées et pas du tout le sens profond. Tandis que Guy, c’était vraiment intime, il pensait que les grands personnages naissaient aussi avec des images fortes et des moments musicaux forts.

Jean-Pierre Stora  : Oui, tout à fait, et ça rejoint la conception que nous avions communément de la musique à avoir pour accompagner les images. Il y avait, dans le cinéma de Guy, dans ses sentiments et dans la musique qu’il attendait que je puisse faire pour ses films, à la fois quelque chose de sensuel, de doux, de lyrique et parfois de violent mais sans avoir le côté virulent de la violence, si j’ose dire, le côté fort de la violence sans en avoir le côté répressif. Et par exemple, dans "Le Clair de Terre", nous avons voulu un thème très lyrique, et ce thème est parti, aussi bien dans son esprit que dans le mien, par rapport à ce qu’il fallait faire de la séquence où Patrick Jouané est sur le bateau en partance pour la Tunisie et où il y a ces longs plans sur les vagues et l’écume qui suit le bateau. Et c’est là où j’ai dit "il faut quelque chose de très, très lyrique". Guy a été d’accord et nous avons conçu ensemble ce qu’il fallait comme musique pour "Le Clair de Terre". Les autres musiques du "Clair de Terre" sont, si j’ose dire, des musiques d’appoint, comme la musique de la séquence où il y a les Garcia en Tunisie qui reçoivent et où il y a cette chanson qui a été écrite spécialement pour le film, que Marthe Villalonga dit avec Jacques Portet avec beaucoup d’humour, beaucoup de drôlerie. Je crois pouvoir dire que, dans les sollicitations de Guy, sur un plan musical, il y avait des constantes et ce sont ces constantes qui m’ont permis de travailler avec lui avec une aisance totale, sans en être réellement conscient à l’époque. De la même manière, pour "L’Amour à la mer", le thème principal est parti de la musique qui existe lorsque nous avons cette idée de partir, avec Daniel Moosmann à la fin, où nous avons le train qui file et nous avons un plan sur la vitre du train, "porte donnant accès à la voie", et avec cette large musique où nous avons tout un orchestre, et nous avions une trentaine de musiciens et c’est ce que nous avons refait pour chacun des films de Guy. Et quand je vous dis, il y a des moments et des désirs de force, ce sont ces thèmes très larges et en même temps des moments de demande d’intimité et de sensualité, et nous nous rejoignions totalement dans mon souhait. Et je l’ai exprimé de manière constante, dans les films de Guy notamment, où nous avions des moments très lyriques avec un orchestre complet et des moments de rupture avec l’orchestre, où j’avais un instrument tout seul, et la plupart du temps un piano.

Spectateur : C’est vrai, c’est frappant. J’ai le souvenir d’une des séquences, et cette séquence, c’est quand le bateau part et qu’on voit le sillage, et cette impression de réalité, c’est-à-dire d’être sur le bateau. C’est un peu la question que je voulais vous poser : de ces allées et venues, de ces allers et retours de Guy Gilles, qui sont le thème de chacun de ses films. Partir, fuir, revenir, ne jamais se quitter pendant 40 ans et ne pas pouvoir faire autrement que ce qui est… Donc du rapport de Guy Gilles avec ces questions du départ, de la fugue, de Rimbaud etc., parce que, dans la forme, on a ces détails, cette façon dont il regarde, vous disiez "on n'est jamais regardé comme ça par quelqu’un", mais jamais personne ne regarde quelqu’un comme ça, sauf les enfants. Et puis je voulais vous remercier, Prune, de nous avoir offert ça…

Macha Méril : Je vais vous préciser quelque chose sur la façon dont il filmait. C’est très souvent des images fixes, je crois que je n’ai jamais vu un travelling. Les mouvements, ce sont des mouvements intérieurs ou des panoramiques, très peu de zooms, ce qui prouve que tout ça n’est pas nécessaire, et que le cinéma ne se fait pas forcément avec toute cette artillerie. Je crois que beaucoup de jeunes cinéastes se laissent fasciner par la mécanique, la machinerie du cinéma. On a l’impresssion qu’on déplace toute la SNCF avec soi pour faire un film ! Or les films de Guy prouvent que ce n’est pas nécessaire, comme ceux d'une autre, qui est Agnès. Je n’arrête pas de penser à eux deux ensemble, parce que je trouve qu’Agnès, avec plus de succès et parce qu’elle a duré et qu’elle a un caractère de chien, a aussi parcouru un chemin solitaire, avec sa petite caméra et son peu d’exigence matérielle.

Spectateur : J’ai trouvé l’alchimie entre les images, le texte et la musique absolument magique et je voulais savoir si la musique et les textes des films allaient être édités.

Macha Méril : Ça, c’est une chose à proposer, on va s’en occuper. Ce serait une très belle idée.

Jean-Pierre Stora : Justement, Guy et moi, avions commencé, avant qu’il ne nous quitte, un livre que j’ai terminé. Ce livre, c’est le récit de nos anecdotes de petits chasseurs d’autographes, de notre entrée dans ce milieu professionnel qu’est le cinéma, avec diverses interviews de vedettes dont nous allions demander des autographes à 10, 11 ans et qui, dix ans après, nous retrouvent dans ce monde du cinéma, et avec en même temps une évocation de la carrière de Guy. Le livre est terminé et j’ai besoin d’un éditeur ! A bon entendeur, salut !

Macha Méril : Moi, j’ai chanté une chanson dans "Le Crime d’amour", qui n’est pas de toi, qui est de Wiener "Moi qui t’aimais tant", chanson très difficile à chanter.

Jean-Pierre Stora : C’est Jean Wiener qui a écrit cette musique et j’ai une anecdote sur cette musique. Nous avions envisagé, Guy et moi, qu’une partie du film, musicalement parlant, fût écrite par Jean Wiener, et l’autre par moi, précisément par rapport au sujet, puisque c’était l’histoire de deux sœurs jumelles, très différentes. Et puis, Guy et moi sommes allés chez Jean Wiener, et j’ai montré la valse que j’avais écrite pour une partie du film. Avec Wiener, nous avons longuement parlé de la considération du film et c’est moi qui ait dit à Guy "laissons, malgré la différence de caractère des deux sœurs jumelles, une unité musicale, n’accentuons pas cette différence par deux compositions musicales totalement différentes de deux musiciens différents". Et j’ai proposé à Jean Wiener d’écrire l’intégralité de la musique du film, et c’est donc lui qui a écrit l’intégralité de la musique du film, dont cette chanson.

Prune Engler : Est-ce que c’est vous qui avez écrit la chanson que chante Jeanne Moreau dans "Le jardin qui bascule" ?

Jean-Pierre Stora : La chanson de Jeanne Moreau dans "Le jardin qui bascule" est un texte de Jeanne et une musique de Guy Broyer. Dans ce film, nous nous sommes partagés un peu à trois l’écriture de la musique du film, la chanson qui est quelque chose de spécifique, hors de la musique du film, et puis nous avons fait un peu ce que nous comptions faire dans "Crime d’amour", avant que je ne propose à Wiener d’écrire l’intégralité de la musique, c’est-à-dire quelque chose par rapport au sujet, par rapport au présent et par rapport au passé. Marc Hillman a écrit une partie de la musique par rapport au passé, et moi j’ai écrit le thème par rapport au présent. Voilà un petit peu comment nous nous sommes répartis les tâches musicales.

Macha Méril : Pour en revenir aux thèmes des films de Guy Gilles, effectivement, ce sont toujours les mêmes : l’évocation du passé, le passé qui pèse, qui est merveilleux, mais qui en même temps empêche de vivre. Et puis, comme c’était un déraciné, c’était un homme d’Afrique du Nord qui a eu beaucoup de mal à s’adapter à la vie urbaine et à Paris, je pense que la nostalgie est tapissée dans toute son œuvre.

Jean-Pierre Stora : Et il y a une chose qui est très émouvante, c’est que le livre dont je vous ai parlé se termine sur une lettre que Guy m’a écrite d’Alger, en 1990, et qui résume en même temps toute notre affection pour les films qui ont été tournés en Algérie, et en particulier à Alger. Et le livre se termine précisément sur cette lettre qui rappelle le déracinement, et la douleur d’un déracinement, parce que Guy est retourné énormément de fois en Algérie, moi également, et le hasard des choses a fait que pour des questions d’emploi du temps, nous n’avons jamais pu y retourner ensemble. Donc il y avait en même temps ce côté de regret de ne pas y être ensemble, et ce côté merveilleux parce que chacun, au retour de son voyage, racontait telle ou telle nouvelle anecdote à l’autre. Et voilà, c’était ça notre complicité.

Macha Méril : Je pense que le cinéma de Guy Gilles était tellement singulier, tellement fort, il dérangeait… Je vous dis, il y avait cette vague de cinéma politique, de cinéma réaliste, il était vraiment à contre-courant. Je pense qu’au contraire ses origines enrichissaient son cinéma et ne le gênaient pas.
Je voudrais quand même finir sur une note joyeuse. Je pense que d’abord il serait très heureux du succès qu’il a maintenant, il nous a quittés quand même tragiquement et épuisé par la bataille. C’est la bataille pour arriver à faire des films qui l’a éreinté, ça s’est terminé par un film qui n’est même pas sorti je crois, qu’il a tourné en Russie sur Cléopâtre, une vraie catastrophe.

Jean-Pierre Stora : C’est une très méchante aventure. Je vais apporter une précision : c’est un film qui s’appelle "Néfertiti", qui a été tourné, mais qui, pour de sombres questions de production, parce que c’était une coproduction entre l’Italie, la France et la Lettonie - parce qu’elle apportait les décors et les costumes - qui a avorté en grande partie pour des questions financières, des non-paiements de développement de bobines qui sont bloquées à CineCittà à l’heure actuelle. Et je peux vous en dire quelque chose par rapport à la musique, nous avions prévu la musique pour un film qui durait à peu près 1h40 et j’avais vu déjà pas mal de rushes en studio, et quand vous travaillez sur un minutage il y a des noirs et on dit là il va y avoir ceci, là il va y avoir cela, et puis… disons qu’il y a des gens qui ont agi un petit peu sans scrupules, alors que les bobines étaient encore à Cinecittà et qu’il n’y avait pas l’argent pour les débloquer, ces producteurs se sont purement attachés à monter un film sans la totalité des plans, et c’est pourquoi nous avons un film qui est bâtard, qui n’est pas un film de Guy et que je préfère oublier.

Macha Méril : Moi, je voulais juste faire allusion à tout ce qui avait vraiment fait souffrir Guy, surtout dans les dernières années. Il était vraiment épuisé par la bataille pour arriver à exister et je vois aujourd’hui que son cinéma n’est pas un cinéma de désespoir. C’est un cinéma assez lumineux et qui nous passe un message optimiste sur la vie, sur les rapports entre les êtres, sur la possibilité de faire quelque chose, d’exister. Et c’est cette dignité qu’il a donnée à chaque personne, qu’il a filmée, qui fait que c’est un cinéma qui restera, qui durera à mon avis et qui passe dans ce qui est à mon avis la vocation de l’art, dans la fonction de l’utile, de nous rendre la vie un petit peu plus belle et un petit peu plus vivable.