Guy Gilles   Cinéaste français (1938 - 1996)
Guy Gilles

" De la place de l'Europe partaient encore d'autres rues qui promettaient des voyages. On pouvait faire le tour du monde avec le nom de tous ces pays et de toutes ces villes. Souvent, des promeneurs désœuvrés s'arrêtaient à la grille qui donnait sur la voie ferrée. Un enfant rêveur comptait les trains qui passent. "

 

Guy Gilles, extrait de L'été recule, roman (inédit).

Témoignages

La poétique du « jeune cinéma »

Un journal de bord de Luc Bernard pour le tournage de "Au Pan coupé"

"Jeanne évita surtout ce pan coupé de leur amour où tout s'effondra lorsqu'elle compris que la promesse de Jean de ne jamais la quitter n'était qu'un sursis comme il le lui avait dit lors de leur première rencontre".

Si l'idée d'écrire le journal de bord d'un film n'est pas nouvelle - Roger Pillaudin l'avait fait pour Le Testament d'Orphée de Jean Cocteau - il n'est pas si fréquent qu'on le destine aux œuvres du « jeune cinéma». Il me semble pourtant qu'il est plus logique de courir l'aventure d'un film fait en prenant des risques, que d'être le témoin d'un metteur en scène consacré. Un journal de bord comme celui de Luc Bernard est un acte de foi : il ne l'a pas écrit en espérant qu'il serait publié, l'opération n'étant pas assez « commerciale » pour séduire un éditeur. Il a pris ses notes dans la fièvre, parce que Au pan coupé est un film de jeunes, écrit, réalisé, et monté par Guy Gilles, selon son cœur.
Ce n'est pas un document théorique, mais une expérience passionnante, vécue au jour le jour. Le film qui sera présenté à Paris vers mi-novembre, doit aussi beaucoup à l'enthousiasme de Macha Méril, qui voudrait - sur les traces de Mary Pickford - renverser le cycle fatal de l'industrie cinématographique, de plus en plus prisonnière des produits de grande consommation, et de moins en moins ouverte aux œuvres personnelles. Or, le journal de Luc Bernard montre bien que pour la génération actuelle, le mode d'expression personnel et romantique n'est autre que le cinéma !
Henri Chapier

Journal de bord, par Luc Bernard

La première journée de tournage sera très longue. Décor : la maison, le jardin et l'atelier de peintre Francis Savel, à Jonques, près d'Aix-en-Provence.

Au réveil une déception, le ciel habituellement bleu de Jouques est couvert d'épais nuages. Il tombe une pluie diluvienne. On pourrait croire que le mauvais temps et en particulier la pluie empêchent les cinéastes de travailler. C'est faux pour l'équipe du Pan Coupé. Macha Méril apparaît, un parapluie beige à la main, de la couleur de ses vêtements. Tout de suite, c’est la répétition d'une scène. La première pour Patrick Jouané (Jean), qui connaîtra sans doute, grâce au Pan coupé, la consécration du public. Ses attitudes, ses regards, sa sensibilité servent bien son personnage de jeune garçon révolté amoureux d'une fille d'une classe sociale différente. Certaines séquences sont tournées sous la pluie.

Macha Méril (Jeanne) dira luns tard à Patrick Jouané (Jean) : « Ce n'est rien, j'ai nagé, plongé, tout fait, c'est le métier ». Guy Gilles filme inlassablement. " Trois magasins ", au total douze minutes de film dont il restera à peine le tiers après le montage. Précis, Guy Gilles dirige avec fermeté ses acteurs " Très vite, Macha, comme une institutrice. " II indique à Macha un ton en opposition avec le romantisme du dialogue.
" Il faudrait des années pour tout connaître, mon amour ». A quelle catégorie appartiennent la jonquille et la pervenche ? la campanule ? la laiche des bols ? l'impatiente-n'y-touchez-pas ? la menthe sylvestre ?"
Au Pan Coupé : séquence des dernières vacances de Jeanne et Jean, script page 44.

Guy Gilles attache beaucoup d'importance aux regards, aux expressions. Le geste à l'appui, il obtient ce qu'il désire. Entre les acteurs et la caméra, il va et vient pour cadrer, pour donner ses dernières indications. « Silence ». La main à la bouche, préoccupé, l’œil contre le viseur, souvent dans des positions acrobatiques, sur une caisse on un petit banc. A peine a-t-il terminé un plan que déjà il imagine le suivant : « Séquence de Jeanne et Jean enlacés dans l'arbre à Jonques. Au Pan Coupé, script page 43 ».

La pluie de ce matin a mouillé tout le jardin du peintre Francis Savel. On place une couverture en laine, prêtée par la mère du peintre, sur un rebord en pierre situé derrière un très bel arbre dont l'écorce marron usée par le temps est encore plus belle tout imprégnée de pluie. Cela convient très bien à ce que recherche Guy Gilles : la plastique de la nature, celle qui fit dire à Bonnard : « L'Art ne pourra jamais se passer de la nature ». Là encore, Guy Gilles filme sur ce vieux et massif arbre repéré depuis longtemps, les traces de vie.

La douceur de Macha Méril entretient une très bonne ambiance. Sa bonne humeur spontanée est parfois amusante. Sur la demande de Guy Gilles, Jean et Jeanne s'assoient derrière l'arbre décrit plus haut. A Patrick Jouané, Macha dit : « Tire la couverture à toi », puis elle rit.

Macha Méril a mis cet après-midi des chaussettes blanches et des chaussures en toile de la même couleur, Guy Gilles filme en plan rapproché les chaussures et les jambes de Macha. Ce sont ensuite des scènes du bonheur de Jeanne et Jean qui, filmées en couleur, feront partie des séquences d'évocations. On a souvent parlé d'improvisation, surtout à propos des jeunes cinéastes : à partir d'une ligne très précise (les dialogues sont écrits par l’auteur), d’un découpage détaillé (chaque phrase du texte ou presque est un plan), Guy Gilles utilise au mieux le décor repéré longtemps à l'avance, accepte les suggestions et semble selon son intuition tourner les plans qui se présentent à lui.

7 février: « Du soleil et du boulot »
Des séquences parlées avec Macha Méril et Patrick Jouané pour qui la journée sera épuisante. Macha Méril est une fleur exotique dans un jardin d'azur. Elle obéit aux directives et suggère des idées qui ne sont pas des " tics " ou des "trucs " d'artiste mais d'excellentes initiatives qui enrichissent son personnage.

Quelques pas lui suffisent, la tête inclinée, les yeux au ciel, pour trouver le ton.
La scène de ce matin est dédiée à la couleur puisque le dialogue en parle.
« Jeanne : la moindre couleur m'attire l'œil. La couleur me touche. Volée à la nature, elle lui est rendue. Hier ou avant-hier, je n'sais plus bien, je t'ai montré les deux camions de livraison peints en vert acide. C'est le vert des feuilles au printemps, c'est le vert de ma robe. Le violet, j'y vois la couleur de l'ombre ».
Au Pan Coupé, script page 48.

Ce matin c'est aussi la naissance, la création d'un portrait, celui de Jean, que le peintre Francis Savel (Michel) élabore devant la caméra. Cet attachement de Guy Gilles aux couleurs, à la peinture, provient sans doute de sa première vocation. Comme Robert Bresson, Guy Gilles était peintre, et il applique au cinéma ses conceptions plastiques : la simplicité dans le choix des couleurs. Il m'avouera que, contrairement à Jean-Luc Godard (dans Made in U.S.A.), il préfère deux on trois couleurs dans un cadre précis qu'une infinité.

Patrick Jouané reste toute la matinée immobile et muet, au centre de la pièce. Macha Méril tourne dans l'atelier autour de Michel (le peintre) et de Jean, et parle. Elle fera sur la demande de Guy Gilles des mouvements : entrer dans le champ de la caméra, puis sortir.
Quelques instants après, Guy Gilles tourne devant une maison aux volets bleus. Ce bleu n'est pas comparable aux couleurs de Varda et Demy. Gilles ne repeint pas ses décors. Il m'explique le choix de ses couleurs. Il recherche le ton déjà passé indiquant les traces de vie, la poésie. Repeindre un décor met en évidence la beauté de la couleur, mais utiliser un bleu, un ocre, un vert déjà usés par la pluie, le soleil et le vent, ce n'est plus se contenter de séduire le spectateur par le bon goût, c'est créer un univers à soi, révélateur de ses sentiments et de ses angoisses.

Un peu plus tard, Patrick Jouané et Macha Méril jouent une scène assez dramatique dans une voiture abandonnée, une " 203 " décapotable bleue. L'orientation doit en être changée pour des besoins de cadre et de lumière. Toute l'équipe soulève ce lourd amas de ferraille. Macha Méril propose de nous aider. La très grande gentillesse de Macha apparaît dans un détail comme celui-ci.
Le même jour, au coucher du soleil, à dix-neuf heures, on tourne encore. La lumière est très belle orange comme dans La Mort aux trousses d'Alfred Hitchcock. Guy Gilles à qui j'en parle me dit : " Surtout lumière, jouant de toutes les gammes du jaune à l'or, comme dans les vitres de l'hôtel de Proust à Balbec, les réflexions du soleil enluminant toutes choses, lumière dorée dont Proust capte inlassablement la présence fugitive, à l'image du temps dans toute son œuvre. "

8 février : l'importance de la couleur
Nous quittons Jonques à 6 heures du matin pour les Goudes, un petit port près de Marseille ; Guy Gilles et Macha Méril en « Austin », le reste de l'équipe avec le matériel en " 404 " commerciale. Il existe entre Guy Gilles et Macha Méril une sorte de complicité. On les voit s'éloigner et discuter calmement. Pour les questions d'habillement, par exemple, Guy Gilles conseille Macha.
Le propre du tournage de Guy Gilles est la rapidité et la discrétion. Rapide parce que les extérieurs sont repérés depuis longtemps et discret parce que l'équipe réduite permet une communion totale. A force de discrétion, Guy Gilles devient parfois ironique : " Je fais une photographie ", dit-il aux badauds quand il tourne sur une place, dans une rue, à l'intérieur d'un café.

Aujourd'hui notre décor est une guinguette. Au petit matin (7 heures), tout est d'un bleu très tendre : les cloisons en bois de la guinguette, les chaises d'un bleu passé par l'humidité de la mer, le même bleu dont nous parlions à Meyragues. Bleu encore, mais d'un ton différent, la mer calme et limpide dont le léger clapotis dans le silence de la nature fait penser aux pulsations d'un coeur.
Une femme brune, en peignoir bleu foncé (encore), nous accueille. Nous demandons l'autorisation de " faire une photo ", puis nous apportons notre " Caméflexe " et sur la demande de Guy Gilles, Macha Méril, vêtue d'un " blue jeans ", s'asseoit en face de Patrick Jouané qui porte des lunettes de soleil me rappelant James Dean. Ses cheveux sont coiffés en arrière par les soins de Guy Gilles.

On tourne tout de suite pour profiter de la lumière du petit matin, cette lumière si importante pour les cinéastes, qui nous faisaient évoquer La mort aux trousses d'Hitchcock. Un peu plus tard, deux " travellings " sont utilisés. Les travellings sont faits, habituellement, à l'aide de rails sur lesquels l'appareil est poussé. Lorsque le réalisateur n'en a pas, il doit se servir des moyens du bord. Pour notre équipe : un bateau aimablement prêté par les pompiers de Marseille. Guy Gilles place Macha Méril sur la passerelle de la guinguette et la filme du bateau, dans un travelling arrière qui donnera une impression de départ et d'infini. Le second travelling est réalisé devant l'épicerie des Goudes grâce à l' « Austin » décapotable de Macha Méril.

Là encore l'importance de la couleur est primordiale.
"On devrait repeindre tout Paris avec ces couleurs-là ", dit Macha en sortant de l'épicerie devant le mur orange.
A onze heures, nous roulons vers Cannes où, après avoir déjeuné, un petit bateau nous permet de gagner l'île de Lérins suc laquelle le tournage va se poursuivre.
Les jeunes cinéastes tournent très souvent eu équipe minimum. Cette façon de faire leur permet de créer de véritables films d'auteur. Au Pan Coupé bénéficie d'une avance sur recettes accordée par le Centre national du cinéma. Il faut malgré cela, essayer de réduire le plus possible le coût du film.
Demain réveil à quatre heures du matin pour filmer le lever du soleil.

9 février : les « beatniks »
C'est sous une pluie battante que Patrick Jouané tourne au pont de Neuilly la séquence des " beatniks ".
« Mon aventure doit être solitaire. Depuis trois jours, je n'ai rien mangé ».
La lumière de cette matinée est très belle.

L'après-midi, place Sainte-Catherine, l'équipe se trouve agrandie de deux beatniks venus de « la Défense », d'une fille, Pascale Bruhel, de Jean-Claude Manquillé, d'Eric Borja.
La séquence de « la manche » est réalisée rue Saint-Antoine sans difficulté. La caméra cachée dans une entrée de maison saisit les réactions très diverses des passants arrêtés par Yves Lagrange et Pascale Bruhel qui demandent de l'argent. Mais cette séquence ne sera pas du " cinéma-vérité " comme on en voit dans Une femme est une femme de Jean-Luc Godard. Ces images sont muettes, simples illustrations de la pensée de l'auteur.

Aujourd'hui nous avons la visite de Marc Sator, le réalisateur de L'été algérien, qui sur la demande de son ami Guy Gilles est venu prendre quelques photos de tournage. La pluie. Tout va mal. Le soleil est enfoui sous d'épais nuages. Pas de lumière. On tourne quand même. Patrick Jouané est peu en forme, pas assez concentré, la mèche hirsute. A quinze heures, l'opérateur Jean-Marc Ripert s'aperçoit qu'il a oublié de placer le filtre devant l'objectif. Cet oubli rend inutilisables les plans d'aujourd'hui. Guy Gilles est énervé : « Je n'aime pas recommencer. J'ai la prétention de croire que ce que je fais, personne d'autre ne peut le faire. Quand je refais un plan, je suis un autre par rapport au Guy Gilles de l'instant précédent, aussi… » Pour continuer la mauvaise passe, le laboratoire L.T.C. nous présente des rushs rayés horizontalement.

22 février : il reste six plans
Le tournage est pratiquement terminé. Il ne reste que six plans, La " confession de Jean " se fait chez Yves Lagrange pendant toute la matinée. " Marie-Claire " fait son apparition sur le plateau. Une journaliste accompagnée d'un photographe barbu très drôle, le plus mauvais de Paris, selon Macha.
Ce chasseur d'images qui pourrait être Peter Ustinov représente le type du reporter des romans-photos. Il prend des poses ridicules peur photographier, n'oubliant pas de faire certains gestes spectaculaires mais superflus.
Sur sa demande, Macha Méril en peignoir, Guy Gilles et Patrick Jouané posent en lisant le scénario. Avec un vague accent russe, Peter Ustinov : " Il n'y a pas une scène un peu tendre ? " Macha Méril : "Non". Sur le lit d'Yves Lagrange, un chapeau haut de forme. Le photographe: " Macha, une petite photo avec le chapeau ? " Macha : " Non monsieur " !

L'après-midi, grâce à la voiture de Macha Méril, un mouvement de caméra est réalisé : les comédiens avancent vers la caméra. Jean : « Jeanne, tu te lasses de moi, Jeanne, aide-moi. Jeanne, tu m'as tout appris ». Cette séquence en couleurs fait partie de " la confession de Jean ", Au Pan Coupé, script p. 21.
Guy Gilles m'explique qu'il a tourné ce mouvement de caméra en opposition aux plans fixes de " la confession de Jean ", pour caractériser l'attitude de Jeanne qui pour la première fois se lasse de Jean.

26 février : les adieux
J’éprouve quelque tristesse en pensant que l'on va se quitter. Vivre chaque jour avec des êtres comme Guy Gilles, Macha Méril, apporte plus que du plaisir, de la joie. Et Bergson a bien dit : " La joie annonce toujours que la vie a réussi "
Dans cette ambiance mélancolique, nous sommes à Montmartre.
Guy Gilles et Jean-Pierre Desfosse ont la permission de tourner (en couleurs) la scène du bal dans un établissement de la Butte. Décor : une vaste terrasse dont les couleurs tendres font penser à Renoir (le peintre), à Bonnard. Guy Gilles filme l'alignement des chaises rouges, les jeux de lumière sur la mini-robe de Macha Méril. Jean-Pierre Stora, l'auteur de la musique du Pan Coupé, est venu à Montmartre s'imprégner du tournage.
Une particularité du tournage est de voir tous les collaborateurs sur le plateau. Jean-Pierre Desfosse, le monteur, a suivi tout le tournage. Sa présence sur les lieux de tournage facilite le montage et le rend plus rapide. Déjà, Guy Gilles et Jean-Pierre Stora discutent de la musique du film et des dates d'enregistrement. De Montmartre, nous allons près du bois de Boulogne, là où habite Macha. Le dernier plan est tourné.
Le dernier baiser échangé devant la caméra. Le dernier vesse de l'amitié offert par Macha, chez elle : un studio d'où l'on voit la tour Eiffel. C'est fini.

Luc Bernard, 1967
Combat, D.R.