Guy Gilles   Cinéaste français (1938 - 1996)
Guy Gilles

" De la place de l'Europe partaient encore d'autres rues qui promettaient des voyages. On pouvait faire le tour du monde avec le nom de tous ces pays et de toutes ces villes. Souvent, des promeneurs désœuvrés s'arrêtaient à la grille qui donnait sur la voie ferrée. Un enfant rêveur comptait les trains qui passent. "

 

Guy Gilles, extrait de L'été recule, roman (inédit).

Sur la photographie….
(Autour de "Vie Retrouvée")

Guy Gilles écrivit ce texte quelques années après la mort de Jean Riesser-Nadal, co-auteur et interprète de "Vie Retrouvée" (1969).

Depuis près de quinze ans je photographie sans publier.
Rares exceptions : une actrice, un écrivain amis me demandent de lui « faire des photos » ; et bien sûr je les « fais ». J’essaie cependant que cela soit anonyme et que mon nom, si possible, n’y figure pas.
Photographier est difficile. Le faisant, j’ai gardé le secret en accumulant, pour, un jour, choisir ce qui de tant de clichés, à l’épreuve du temps, resterait susceptible de communiquer ma « recherche ».
Et puis filmer reste mon premier et vrai travail. Il m’arrive avec mon Leica de me tromper, de le prendre pour une caméra ; aller d’un visage à un autre visage, d’un paysage à ces visages… L’appareil cinématographique me permettrait ce mouvement. J’aurai le paysage et le mouvement qui me conduit aux visages. Mon Leica m’oblige à abandonner l’un d’eux. Un travelling lentement, dans l’axe, suit un enfant de dos qui marche dans un couloir obscur puis s’élance, et disparaît… seule la caméra peut me l’offrir dans sa durée, son espace, avec les variations de la lumière jouant sur son parcours. Même dans un plan fixe, au cinématographe, s’impose le mouvement.
Voici un lac. Rien ne bouge. Soudain le vent se lève. Les arbres qui entourent le lac agitent leurs branches les plus jeunes. Les feuilles imperceptiblement frissonnent. Un bateau passe, puis un promeneur.
Cette agitation amène le mouvement qui est vie.
Si je photographie, j’aurai bien sûr le lac et les arbres avec leur bruissement ; le bateau et le promeneur. Reste cependant la différence que je me refuse à définir. Sans opposer cet instant photographique à l’instant cinématographique, je voudrais seulement noter, sans précision, leur nature propre.
Cette spécificité m’intéresse mais je n’ai pas de préférence. Je ne privilégie aucune de ces approches.
Preuve en est que je photographie. De manière discontinue peut-être – le temps de mes films cinématographiques je touche peu à mon Leica – mais à un rythme finalement assez régulier, depuis plus de quinze ans.
Des amis m’ont quelquefois conseillé de publier ou d’exposer certaines de ces photographies. Je ne me suis jamais décidé.
Aujourd’hui pourtant l’envie vient.
C’est excitant d’accumuler pour essayer de bien choisir.
Seulement voilà, le temps passe.
Si l’on accepte qu’un homme puisse espérer à peu près soixante-dix ans, je suis presque à la moitié de ce chemin.
Tous ces clichés amassés deviennent pesants. Je ne peux plus ainsi qu’à vingt ou trente ans refuser de voir que la mort se rapproche et peut intervenir avant l’instant que, dans notre candeur, nous lui fixions.

Jean Riesser-Nadal dans "Vie retrouvée" - 1969

Au festival de Lille, il y a un an, le soir du palmarès j’ai appris qu’était créé un prix Jean Riesser-Nadal mort il y a… Mon émotion était si grande que j’ai cessé d’écouter et d’entendre. Jean restait pour moi ce garçon de dix-neuf ans dont la douceur se mêlait délicatement à une rigueur profonde. Il était me venu me voir, à la sortie sur les écrans d’Au pan coupé. L’une des séquences l’avait particulièrement touché : Jeanne (Macha Méril) raconte à Jean (Patrick Jouané) par l’intermédiaire d’un album de cartes postales comme en possédaient aux alentours de l’année 1900 beaucoup de français, l’histoire d’instants de vie d’une famille de Tavernes (Var). A la première lecture, ces cartes postales (une centaine) fixaient les petits faits de la vie.
« Petit Gabriel va mieux. Il toussait beaucoup ces jours-ci, le médecin a conseillé l’air de la campagne. Il vous envoie ainsi qu’à toute la famille ses baisers de convalescent. Nous espérons vous voir pour la Toussaint. Madame Delaitre est morte vendredi, nous ne la verrons plus assise sur le pas de sa porte aux heures de soleil… »
Mais l’album était si riche que s’y glissaient sournoisement, entre ces petits faits, les autres, les faits qui dépassaient le cadre de cette famille du midi de la France. La guerre, les inondations, les misères sentimentales, les espoirs, les départs, les retours et les attentes, les séparations, la misère sociale, enfin : le cours des choses.

Ce que m’apportait Jean Riesser-Nadal était parental mais de nature plus nettement romanesque. Il s’agissait d’un courrier qu’il avait découvert dans une maison abandonnée d’un village de l’Ardèche, Les Vans. A travers une trentaine de lettres – nouées selon la tradition d’un ruban de couleur -, quelques cartes postales, une photographie effacée par le temps et l’humidité de la maison, s’inscrivait une déchirante histoire d’amour. Ce courrier appartenait à une femme - une infirmière, Germaine R. – et résumait dans un raccourci terrible une passion malheureuse, un amour blessé et contrarié.
Très jeune, elle rencontre un officier de marine. L’aventure…La vie de Germaine est dure. Elle est malade. Il semble que l’officier de marine jamais ne l’aide vraiment. Les premières lettres, pudiques comme elles l’étaient à cette époque (1910 selon le cachet des postes encore visible) changent de caractère au centre de leur brève aventure. Le vocabulaire de la passion s’y révèle. Le « vous », cependant, toujours demeure, car d’autres faits se greffent : il y a différence de classe sociale. Germaine est pauvre, la famille de l’officier s’oppose au mariage. Les lettres de la fin s’assèchent. La rupture est brutale. Germaine est désespérée – on le comprend au ton des lettres de l’homme. Une photographie d’elle, au Mexique, nous apprend qu’elle voyage. Et puis il y a sa tombe dans le cimetière des Vans.
Nous décidons d’en faire un film que Roger Stéphane produit dans sa « série » de télévision : choses vues. Nous l’appelons Vie retrouvée.
Les lieux que Germaine traverse, les hôpitaux où elle travaille, les chambres qu’elle habite et parallèlement dans ce qui fait la vie de l’officier de marine (les voyages), nous font retrouver des « traces ».
La mosaïque laisse réapparaître le dessin.
Les archives de la Compagnie générale mixte du Havre notent le mariage de l’officier de marine, proche de la rupture avec Germaine. Dans l’hospice où, les derniers mois de sa vie, elle est soignée, on se souvient d’elle. Des vieillards nous parlent. Ils l’appellent encore « la parisienne » - « Elle a partagé quelques années la vie d’un vieux du village, il était malade. Ils étaient tous les deux…enfin vous comprenez ? ». Mi-femme ; mi-infirmière, comme toujours.
Alors oublié le grand amour de jeunesse ? Non.
C’est dans la maison abandonnée, la maison du vieillard malade, la dernière où Germaine ait vécu avant l’hospice, que Jean a trouvé, sur la paillasse éventrée qui lui servait de lit, le paquet de lettres. Ce courrier avait traversé le temps et livrait, comme pour au-delà de la mort s’en libérer, le secret d’un grand amour.

On pourrait croire que je m’éloigne de la photographie et du cinématographe…
Non. Jean est mort ou tout me permet de le penser. J’ai encore sur mon agenda téléphonique son numéro. Je n’ai pas le courage d’entendre la voix de sa mère, avec qui il vivait lorsque je l’ai connu, me le confirmer. C’est trop dur. Et pourtant j’aimerais savoir. J’attends que cela vienne d’ailleurs… Et puis cela laisse encore une chance à la vie. Ce n’est peut-être pas lui. Il y avait peut-être un autre Jean Riesser-Nadal. J’ai peut-être mal compris. Peut-être… J’en doute mais ce doute, il me plaît de l’entretenir.
Cette annonce m’a poussé à la réflexion.