Guy Gilles   Cinéaste français (1938 - 1996)
Guy Gilles

" De la place de l'Europe partaient encore d'autres rues qui promettaient des voyages. On pouvait faire le tour du monde avec le nom de tous ces pays et de toutes ces villes. Souvent, des promeneurs désœuvrés s'arrêtaient à la grille qui donnait sur la voie ferrée. Un enfant rêveur comptait les trains qui passent. "

 

Guy Gilles, extrait de L'été recule, roman (inédit).

Scénario (extraits)

SOLEIL ÉTEINT  : Les monologues

 

Soleil éteint (1958), le tout premier film de Guy Gilles, fait se croiser trois personnages, trois vies, trois voix qui racontent, off, leur difficulté ou leur impossibilité à quitter l'Algérie. Le montage du film fait résonner les réflexions de l'un avec les émotions de l'autre, tissant un chassé-croisé savant et invisible.
Avant de parvenir à cette étape, Guy Gilles écrivit chacun des trois monologues en continu. Les voici.

 

Premier monologue (Guy Gilles)
« Prendre sa valise et puis partir… je sais bien pour l’avoir éprouvé que c’est hélas la seule attitude qu’un homme puisse avoir devant ces événements. C’est terrible de ne pas savoir être cynique et pourtant ce cœur perpétuellement à vif c’est notre grandeur. Ne plus savoir souffrir, ne plus être déchiré, ce doit être la mort. Et tant pis si la vie consiste à être jeté de piques en couteaux, c’est ainsi. Mais heureusement, il y a le temps qui passe par dessus tout cela, efface les blessures et en prépare de nouvelles, et j’espère que le dépaysement aidant les amitiés neuves qui vont t’entourer, tes yeux, comme la mer à Tipasa, vont rejoindre dans une zone confuse qui n’est pas encore l’oubli, d’autres yeux, d’autres visages, d’autres corps.
Nous sommes des cimetières ambulants.
Ton ami Marc.

Je demande toujours des conseils que je ne suis jamais. Partir, je ne puis y songer. C’est dans cette ville que j’ai connu l’amour. Je ne peux la quitter aussi facilement… l’oubli, encore moins. Au contraire, je ne songe qu’à garder le souvenir de tout. Le bruit d’une vague, le rire d’un enfant.

A chaque saison est lié le souvenir d’un visage. A cet été le souvenir de ton nom et celui de cette plage.

J’ai comme une grande tristesse de ne jamais pouvoir oublier.
Si la chanson des fêtes foraines ne peut être que la chanson de notre enfance, il nous en reste le souvenir.
Il faut apprendre à renoncer. Mais, j’ai compris, vivre ce n’est pas se souvenir d’une ville, d’un instant, d’un visage, même si c’étaient les plus beaux du monde.
Pour continuer, il faut apprendre à oublier."

Deuxième monologue (Anne Laurent)
"Je ne veux plus partir. J’ai trente ans, c’est beaucoup déjà. J’ai voulu partir pour me fuir, mais au bout du voyage, c’est moi, chaque fois que j’ai heurté.

Cette ville n’est pas plus triste aujourd’hui qu’elle ne l’était hier. C’est moi qui suis triste. Si j’ai encore une chance d’être heureuse, c’est là que je dois la tenter, car là ou ailleurs c’est la même chose.

C’est de loin que cette ville est plus belle, comme toutes les villes bâties au bord de la mer.
La jetée est chaude.
Il y a dans la mer une multitude de signes qui ressemblent à une multitude d’espoirs et de désespoirs.

Je ne sais pas vivre.
Comment font les autres ?
Je me souviens… je me suis trompée…
Seul, ce souvenir…

Et ceux qui nous ressemblent, que cherchent-ils ?

Comment déjouer la magie des visages, savoir ce qu’ils cachent, faire la différence entre un masque et un visage, entre un visage et des images ?

La gare m’et indifférente aujourd’hui puisque je sais que je ne veux plus partir.
Je suis fatiguée d’avoir tant marché.
N’avoir personne à quitter, c’est encore plus triste que de ne pas partir.

Parfois j’ai envie de mourir.
Oh !, je me souviens, la vie ça n’est jamais si bon ni si mauvais qu’on croit."

Troisième monologue (Fritz Heyse)
"J’ai vingt ans. Je m’appelle Fritz. Cette ville n’est pas la mienne. J’y vis depuis dix ans et j’y suis venu par hasard. Les hasards de la fuite, ceux de la guerre. Je connais presque chaque rue de cette ville. Je la connais si bien que je ne parviens plus à la voir. Demain je veux l’oublier. Demain, je veux partir. Tant de soleil et tant d’amour perdu !
Je n’ai aimé personne ici et je n’ai pas été heureux. Mais c’est là que j’ai appris à vivre. C’est là que d’un enfant je suis devenu un homme.
Maintenant, j’ai compris, être seul ce n’est pas savoir vivre avec les autres et c’est aussi ne pas savoir vivre sans les autres.
De toutes façons je veux partir.

J’essaie de tout découvrir pour choisir. Je traverse le désordre pour parvenir à l’ordre.
Perdre du temps c’est peut-être se préparer à en gagner.

Maintenant il faut ôter les masques. Il est temps de faire quelque chose. Je ne veux plus rester assis, être témoin.
Au milieu de autres on est plus seul encore.

Je ne veux plus écouter que ce que j’ai envie d’entendre.

Où ai-je entendu cette phrase : « L’amour peut naître d’un regard » ?
C’est vrai mais il faut lever les yeux.
Il suffirait parfois, d’un mot, d’un geste que l’on ne fera pas.

Qu’importe la géométrie des rencontres ratées.
Les autres ce n’est pas un autre.
Ce n’est pas quelques autres, c’es tous.

Si la jeunesse doit être pour moi, à ce point, le temps des doutes et des incertitudes, alors autant, au plus vite, vieillir.

De toutes façons, demain je partirai."