- Dans quelles conditions avez-vous rencontré Guy Gilles ?
Guy Gilles et Geneviève Thénier, tournage de "L'amour à la mer " (1965) |
On s’est croisé dans un couloir de salles de montage. Salles Washington? Chez Filmax ? Sûrement par là, c’est vague. Je montais un court métrage, Reicheinbach et Braunberger étaient dans le coup, à part cela aucun souvenir.
Nous étions en 64. J’avais commencé en 61 mon apprentissage de monteuse : Labo LTC, stagiaire par-ci par-là, un peu sur Cléo d’Agnès Varda, sur Adieu Philippine de Rozier et assistante sur quelques longs métrages. Au bout de ces trois ans, la technique je connaissais - les masters , les marrons, les piétages, les négatifs, internégatifs, l’étalonnage, la synchro, classer… tout cela je savais. Aussi dégagée de contraintes matérielles, c’est la tête libre que je pouvais rêver de « monter » et collaborer, avec quelqu’un qui aurait imaginé et tourné une histoire. J’aimais le cinéma, l’image beaucoup, le son beaucoup, la musique, les chansons, et comme Guy, Cocteau, Godard, Visconti, Pasolini et son Accatone, Antonioni, Melville, Rossellini, Resnais, Varda, Proust, entre autres!
Mon look a du jouer, et pour lui qui venait de tourner à Brest toutes les séquences de L’Amour à la mer, il ne manquait qu’une monteuse androgyne, qui dans cet hiver glacial s’habillait d’un véritable caban de la Marine Nationale ! J’étais raccord, ça fait partie de la rencontre … Il faut imaginer les années avant 68, les tenues des filles, la mentalité ambiante même dans le milieu cinéma ! Il faut savoir que lorsque nous allions en équipe sur les Champs prendre un café au passage du Lido, tous en blousons de jeans, on était regardés, désignés, et assez contents de l’être d’ailleurs. Mais quelle impossibilité à vous d’imaginer cela ! Guy n’avait pas l’allure du metteur en scène de cette époque, plutôt d’un celle "voyou". Mais comme nous étions irréprochables sur le plan savoir/travail, dans les labos en tous cas nous étions respectés.
Guy m’a appelée un soir, et après discussion sur le cinéma, le montage, l’argent – je ne pouvais absolument pas travailler gratuitement - on s’est mis d’accord et très vite nous avons commencé. Nous étions fin octobre je pense, il faisait très froid cette année-là, il a neigé sur Paris, c’était bien pour les séquences qui manquaient au tournage.
- Comment s'est passé le montage du film : au fur et à mesure du tournage ou bien à la fin?
Le montage s’est fait dans l’ordre chronologique. Tout n’était pas tourné, mais comme je l’ai déjà dit le début et Brest oui. La chanson du générique, Geneviève et sa logeuse, Deauville, le souvenir de la rencontre … nous avons commencé et enchaîné simplement, les choses fonctionnaient entre elles…entre nous, le rythme s’est mis en place.
Au début je n’avais pas d’assistant, et à l’époque du montage en film, on était vite enseveli sous les chutes, les doubles, les collures, les manips, il y avait un boulot fou. Mais j’ai toujours aimé ça !je n’étais pas effrayée, toute au bonheur de monter mon premier long métrage. J’avais peu traîné dans mon rôle d’assistante, je n’avais aucune déformation de « pro », et j’étais complètement disponible à toute tentative de montage. C’était pour ce genre de films que j’étais partie travailler dans le cinéma... Le film prenait tournure, on bossait, on était joyeux, insouciants un peu aussi, pas paresseux. Au montage ça compte (énormément), nous ne lâchions une séquence que vraiment contents. En fin de journée, comme nous étions dans l’antre de Filmax (loueur de projections privées), on s’arrangeait pour visionner le travail fait sur grand écran, c’était génial. Pour une équipe aussi fauchée, il y avait là une sensation de luxe assez marrante. L’équipe s’agrandissait quelquefois de copains de Guy qui « voulaient apprendre », dont un surtout très "embrouilles "au final.
Il n’y avait pas de rapport script, mais Guy savait combien de prises il avait tourné (en général très peu, la pellicule coûtait trop cher), il notait ça sur un petit bloc. Le choix si je m’en souviens bien n’était pas une torture. Nous nous emballions souvent pour un plan par ce que le ciel ….par ce que un battement de cils, bref. Je n’ai pas du tout le souvenir de quelqu’un de directif, buté, mais de quelqu’un qui sait très bien ce qu’il cherche et veut, ça oui.
Le scénario était succinct mais écrit quand même, sur des cahiers, des feuilles volantes. Le fil conducteur c’était les voix off, qui ont été enregistrées très vite au début du montage. Dans le film, ces voix ont une fonction de narration musicale et avec les cartons elles sont l’ossature et la rythmique du récit. Tout cela Guy l’avait prévu, je le souligne car bien souvent ce sont des éléments qui n’interviennent qu’en fin de montage. Là non, et je dirai que les textes sur le temps, les saisons, c’étaient tout simplement des plans qui ont été montés en même temps que le reste.
- Le film brasse une multitude de thèmes et de séquences : il vous a fallu retrouver toute une hiérarchie très fine, très sinueuse, au cours du montage…
Patrick Jouané et Guy Gilles dans "L'amour à la mer " |
Bien sûr. D’autant plus dans un film qui mélange en quelque sorte la fiction et le pris sur le vif - « pris sur le vif, pris sur la mort » disait Godard. La part documentaire avec sa force propre peut non pas réorienter l’histoire, mais la manière de la raconter. Ce ne sont pas les dialogues qui mènent l’action mais le vent dans les rues de Brest, les gens entrevus dans des baraquements, des bars sans figurants payés. Le récit se plie à la pertinence des plans, mais au final c’est toujours : du temps qui passe, de la nostalgie de la chose perdue, du rêve de l’avenir, de la difficulté et de la volupté de la jeunesse dont il est question dans L’Amour à la mer, c’est de cela dont Guy parlait.
Assez vite, en novembre je pense, Patrick Jouané est arrivé dans la vie de Guy, et donc dans les plans. Sa place dans le récit s’est faite tout naturellement! C’était quelqu’un que j’aimais beaucoup, qui aimait cette aventure d’acteur un peu inattendue pour lui, bien que voulue. Chaque jour il venait dans la salle de montage. Je pense que cette rencontre a donné de la force à Guy qui était à la recherche attentive de l’amour et qui a tout de suite compris que leurs liens seraient forts, magiques - hélas plus tard tragiques. Là dans ce présent, c’était une cellule de connivence et de bonheur insouciant, à la mesure de leur, de notre jeunesse. Guy, au-delà de sa vie bien différente, valorisait l’idée d’un vrai compagnon de vie, artistique et autre.. Quelqu’un qui vous enivre et désire les mêmes mondes que vous, c’était le bonheur pour lui. Il m’en parlait (je vivais cela aussi)... Daniel Moosman dans le film dit cela, non ?
- Concernant les prises de vues, les (très nombreux) décors étaient-ils repérés à l'avance, quelle était la part d'improvisation?
On ne peut parler de repérages précis, mais il connaissait très bien le Paris qu’il voulait filmer. Il savait qu'il capterait la fumée du pont de la Gare du Nord, les petites brumes des Buttes-Chaumont, les Champs Elysées et leur froidure avant Noël. Il sortait, les décors étaient là, prêts, en adéquation avec l’intériorité des personnages, leur mélancolie, leurs rêves, leurs difficultés. Il les mettait en scène, en boîte. Les plans étaient portés en vitesse (en 2CV) au labo, développés et immédiatement montés, intégrés.
- Comment s'est passée la post-production?
Le terme et le concept de post - production est arrivé avec la vidéo c'est-à-dire à la fin des années 70. Pour nous il y avait le montage image, le montage son, le mixage et la partie labo, c’était toujours du montage et c’étaient les monteurs qui sur le plan technique en étaient complètement responsables . La bande son des séquences de Brest a été faite avec des sons du film Muriel d’Alain Resnais. J’avais travaillé comme assistante sur un film où Antoine Bonfanti était l’ingénieur du son et il m’a donné des bobines entières de sons d’ambiance du port de Calais ou Dunkerque je ne sais plus, de la pluie, du vent. Là encore, comme pour la projection privée quotidienne, quel luxe d’avoir les meilleurs sons de Paris venant d’un film de Resnais, c’était magique. J’ai un souvenir merveilleux du mixage que nous avons fait avec l’ingénieur du son Louis Perrin. Il aimait le film, nous traitait lui aussi comme une grosse production, mieux peut être, et a adhéré à tous nos désirs. L’ amour à la mer a été tourné en muet, la bande sonore reconstituée son après son, Perrin disait que nous avions tissé une belle toile sonore - Melville avait remarqué aussi, quel compliment pour nous ! Pour la musique, Vivaldi, les saisons, ça coulait de source. Bizarrement, je n’ai aucun souvenir précis, de la présence de Stora dans la salle… mais je sais qu'il était très précieux pour Guy.
Il y deux séquences que je n’ai pas retrouvées en revoyant le film. L'une intitulée « Entracte » sur un carton qui l’annonçait, et une autre accompagnée d’une chanson de Ferré « Si tu t’en vas. ». « Entracte » était comme une mini-comédie musicale, avec Geneviève et Josette sous leurs parapluies sur les Champs, plans en couleurs, coupés de cartons avec des mots en couleurs sur du noir. Je me souviens de « voyou, voyelles », d’autres jeux sur les mots, qui se terminaient sur « l’au-delà non... », le reste j’ai oublié.
L’autre séquence disparue avait été piquée dans la rue, tournée en noir et blanc. Surgissant à l’improviste, un déménageur dans une rue de Paris transportait sur une brouette un grand miroir - c’était il me semble un travelling - qui réfléchissait au passage des images de gens, de vitrines, des branches s’enfuyant, le tout avec la chanson de Ferré. Elle se situait juste avant la séquence chez l’antiquaire avec Bernard Verley.
- Le tournage a été long : trois ans. Il s'agissait au départ de tourner trois courts-métrages pouvant se réunir en un long, puisque seul un financement de court-métrage avait été trouvé, via Filmax...
Guy n'a jamais eu l'intention de faire ce, ou ces, courts métrages. Mais personne ne lui aurait financé un long métrage, alors qu'il avait déjà réalisé quelques courts. D'ailleurs pendant le montage il tournait Journal d'un combat, sur le peintre Francis Savel. Il faisait les allers retours dans le midi pour suivre l'évolution d'une toile. Je me souviens de très belles rushes.
- Peut-on dire de L'Amour à la mer que c'est une auto-production ?
Oui et non selon ce que l’on entend par là. Il n’y avait pas de producteur à ma connaissance au sens propre du terme qui gérait quoique ce soit. Je ne sais pas avec quel argent le tournage de Brest a été financé, ce sont les seules séquences qui ont un coût puisqu’en extérieurs / province. Tout ce qui se passe à Paris a été fait au fur et à mesure dans des lieux (appartements, chambres de bonnes, bureaux) appartenant à des amis de Guy. Le reste, les jardins, les rues, les bars, Pigalle ça appartient à tout le monde.
Guy arrivait souvent à convaincre Georges Beaume, Reichenbach, d’autres, de lui donner de la pellicule vierge, un ou deux magasins de 120 mètres des chutes de productions en cours. La caméra était prêtée le week-end. Guy tournait immédiatement, la nuit pour Pigalle, etc. Il savait quels plans lui manquaient.
Vers la fin du montage est apparu un personnage, Elie Schulman, très jeune comme Guy, qui à mon avis a financé le mixage qui s’est fait au Poste Parisien, et les frais de labo pour le montage négatif et la première copie. Moi j’étais rémunérée, comme je l’ai déjà dit, de façon modeste mais correcte. C’est Filmax qui me payait. Je pense que cela a permis une collaboration saine avec Guy .
- Dès le départ, Guy Gilles semble avoir été professionnellement assez marginal, alors que pourtant il venait d'être l'assistant de Demy sur La Luxure, où Geneviève Thénier tenait déjà un petit rôle. Et la présence de Léaud et Brialy montre bien qu'il veut faire partie "de la bande", qu'il pourrait en faire partie (il décroche même une interview dans les Cahiers du Cinéma durant le tournage). C'est un espoir qui va être vivement déçu... Comment était-il considéré à l'époque par le milieu du cinéma ?
Daniel Moosman dans "L'amour à la mer " |
J’ai tout de suite su que Guy avait une place à part dans le monde du cinéma. Quand je disais que je travaillais avec lui, c’était souvent les mêmes réflexions « ah... le petit pédé !!! », ce n’était jamais : est-ce que c’est bien ? intéressant ? bien réalisé ? non… Comme toujours à l’époque l'homophobie criante lui a fait particulièrement mal. Ce n’était pas un jugement artistique qui était fait. Il a fallu bien des combats, et encore, pour n’être jugé que sur son talent. Evidemment j’étais particulièrement sensible à cela, et j’avais beau défendre les vraies qualités, l’originalité, la sensibilité du travail de Guy, toute une catégorie de gens le jugeait « débrouillard, malin, arriviste » et s’il le fallait même vénal, alors que son opiniâtreté, sa volonté à se battre pour trouver du fric, tourner, c’est le propre même d’un comportement de vrai créateur fauché. J’en ai vu d’autres par la suite et pour qui c’était pris pour une qualité que d’arracher quelque chose au système, pour lui non...
Bien sûr que Guy a pensé faire partie de la Nouvelle Vague, en 1964 il croyait qu’avec ce premier film qui était réussi il se ferait reconnaître comme un vrai metteur en scène par toute la bande comme vous dites. Je sais qu’il en a souffert, sans en avoir l’air. Il ne dégageait pas, pour autant, une aura de victime. Il y avait aussi des gens pour qui c’était le contraire. Son attitude avait une grande séduction. Certains étaient prêts à tout lui passer. En 1965 on ne pouvait imaginer ce que serait le parcours de Guy Gilles, vu par quelques-uns quand même comme le cinéaste doué, éperdu du désir de faire des films. Il pouvait miser sur un deuxième film pour être mieux reconnu, mais ça n’a pas été le cas, même si Guy a quand même bien travaillé et existé comme auteur.
Melville était venu en projection du film terminé, il avait beaucoup aimé - Varda présente ce jour-là était très avare de compliments. Les opinions aussi de ses amis comptaient. Le regard de Marc Sator comptait beaucoup.
Pour la critique qui était entre les mains des Cahiers, bloc bien étanche, les petits chasseurs d’autographes pieds noirs, amoureux de chansonnettes, c’était peut-être trop kitch…(En dehors de cela pour moi l’apport et la manière des Cahiers de regarder les films, d’en parler, c’était dans l’ensemble précieux, c’est quelque chose qui manque actuellement, j’aimais beaucoup). Leur silence ? En fait, je ne sais rien de ce qui s’est réellement passé. Malheureusement ce sont des forces obscures conscientes et inconscientes qui s’occupent de nous, souvent. Il connaissait au moins Narboni aux Cahiers, « fiancé » de Josette (Krief) à l’époque. Je ne sais pas.
- Vous avez revu le film récemment : quelle émotion, quel enseignement en tirez-vous par rapport à votre souvenir ?
J’avais peur que le temps ait transformé le jugement. Non. Je l’ai trouvé encore plus fort, plus violent et plus sincère que dans le souvenir. Ce qui me plaisait et me plaît toujours, c’est ce qui à mes yeux est la marque de Guy, une grande liberté d’expression née d’une intériorité. Ce n’est pas du spectacle fabriqué, son écriture revendique une sensibilité des choses simples avec de réelles préoccupations esthétiques, tout cela dans une écriture de surface presque naïve, mais en réalité très sophistiquée. C’est peut-être un des éléments qui a joué contre lui dans cette époque pré-soixante-huit. Son savoir n’était pas livresque, sa manière d’être intellectuel puisait dans ses connaissances esthétiques, sa culture, ses partis pris très conscients, combatifs même, maîtrisés. Mais c’était invisible à l’époque.
C’est par ce retour sur cette période près de quarante ans plus tard, beaucoup plus que dans les années 64/65 - même si j’en avais tout à fait conscience à l’époque - que je prends davantage encore la mesure de la personnalité de Guy Gilles, par exemple son désir de parler de la guerre d'Algérie, d’en parler frontalement, de se positionner, c’était bien. Chez d’autres, Resnais dans Muriel, Godard dans Le Petit Soldat, Demy dans Les Parapluies de Cherbourg, la guerre d’Algérie traverse les films, ce n’est pas pareil. C’était pourtant effectivement très présent dans la société.
Après le montage de L’Amour à la Mer, je n’ai plus jamais été assistante. Le virus « montage » m’a complètement envahie, ravagée, c’est toujours resté pour moi un plaisir - découvrir un monde, partir de kilomètres de rushes et mater tout pour arriver au récit final. J’ai appris avec Guy, et lui avec moi, à mieux encore regarder l’image, à comprendre sa force et ses faiblesses, ses charmes à jouer avec.
Voilà. C’est une facette de Guy Gilles, je n’ai pas connu les autres , celle des autres films, de l’Italie, du Mexique par exemple, des aventures intérieures tragiques. Nous avons pris des routes différentes, nous nous sommes croisés de temps en temps, dans des projections….
Propos recueillis par Gaël Lépingle en février 2006.